Tous les souvenirs de ma prime jeunesse si proche me revenaient pour la première fois depuis que j’étais soldat. Que faisait-on ce soir chez moi ? Que se passait-il en France ? Les communiqués nous avaient annoncé que de nombreuses troupes françaises combattaient maintenant à nos côtés. Cela me réchauffait le cœur. Allemands et Français marchaient côte à côte, c’était formidable ! Je cesserais bientôt d’avoir froid. La guerre finirait. Que de choses à raconter ! Ce Noël ne m’avait apporté aucun cadeau palpable, mais tant de bonnes nouvelles sur l’harmonie de mes deux pays que je me sentais comblé.
J’étais un homme maintenant, et je repoussais au fond de moi une sale idée qui me poursuivait, une pensée dont j’avais honte : j’avais envie d’un très beau jouet mécanique.
Mes compagnons continuaient de chanter ; sur tout le front, des millions de soldats devaient chanter comme eux. J’ignorais qu’à l’heure même, les chars T‑34 soviétiques, profitant de la trêve qu’aurait dû amener Noël, écrasaient les avant-postes dans le secteur d’Armotovsk. J’ignorais que mes camarades de la VIe armée, où se trouvait un de mes oncles, mouraient par milliers dans l’enfer de Stalingrad. J’ignorais que les villes allemandes subissaient les monstrueux bombardements de la R.A.F. et des A.A.F.
Et je n’aurais jamais osé penser que les Français refusaient l’entente franco-allemande, engendrant le drame des francs-tireurs et celui des représailles.
Ce fut le plus beau Noël que j’ai connu : il était fait de désintéressement et dépouillé de tout accessoire de mauvais goût. J’étais seul sous cette immensité étoilée et je crois me rappeler avoir senti couler une larme sur mes joues glacées. Cette émotion ne marquait aucune peine ni aucune joie, seulement la sincérité ressentie à l’instant même.
Lorsque je rentrai, les officiers avaient fait cesser les réjouissances et éteindre le bûcher, Halls m’avait mis de côté une demi-bouteille de schnaps, dont je bus quelques gorgées pour ne pas le décevoir.
Quatre jours passèrent encore, il gelait toujours très fort et des bourrasques neigeuses venaient agrémenter l’atmosphère. Nous ne sortions plus que pour un service précipité, nous brûlions des tonnes de bois. Les maisons étaient conçues pour conserver la chaleur, et il y faisait même quelquefois trop chaud. Nous étions bien. Comme toujours, c’est alors qu’arrivent les ennuis.
Les nôtres commencèrent vers 3 heures du matin. Une de nos sentinelles poussa bruyamment la porte de notre isba, laissant pénétrer un courant d’air glacial et deux militaires. La peau bleuie et raidie de leurs visages leur donnait la même expression figée. Ils se ruèrent vers notre chauffage et ne parlèrent pas tout de suite. Je ne fus pas le dernier à brailler pour que ces idiots ferment la porte. Il y eut un juron suivi d’un « Garde à vous ! » Comme nous nous regardions, un peu surpris et sans réagir, celui qui avait gueulé renversa d’un grand coup de botte la banquette qui se trouvait auprès de lui. Puis il se rua, tout en renouvelant son ordre, vers la couche improvisée d’un des nôtres. Avec violence, il arracha l’amas de couvertures, capotes, vareuses, etc., dont notre copain s’était recouvert. Dans la faible clarté que jetait notre poêle, nous avions reconnu les épaulettes d’un feldwebel.
— Allez-vous sortir de vos niches, bande de cochons ! hurlait-il en faisant dégringoler tout ce qui se trouvait à sa portée. Qui est le chef de chambrée, ici ? Si ce n’est pas honteux ! C’est comme ça que vous croyez que nous allons contenir l’offensive russe ? Vous avez dix minutes pour emballer vos ordures, ou je vous fais jeter dehors, tous à poil !
Abrutis de sommeil, abasourdis par ce réveil en sursaut, nous rassemblions à la hâte nos affaires. Le fou furieux, suivi de l’autre soldat transi, était sorti en laissant la porte ouverte et jetait maintenant la panique dans l’isba d’en face. Nous ne comprenions pas grand-chose à cette intrusion. Les types avaient réussi à venir jusqu’ici en side-car depuis Minsk, nous dit notre sentinelle qui n’en menait pas large. Ils avaient dû mettre un certain temps pour parcourir les quelque vingt kilomètres, ce qui les avait rendus furieux.
Le feldwebel eut beau hurler comme un dément, secouer nombre d’entre nous, il ne nous fallut pas moins de vingt minutes pour être alignés au garde-à-vous dans la neige. Laus lui-même avait été tiré d’un sommeil profond et essayait de nous faire croire qu’il était d’accord avec son collègue furibond, pour nous secouer. Le feldwebel, qui ne décolérait pas, nous adressa la parole :
— Vous devrez rejoindre l’unité du commandant Uträner stationnée à Minsk, avant l’aube.
Puis se tournant vers Laus :
— Vous prendrez quinze camions dans le parc et vous vous rendrez où je vous ai dit.
Pourquoi n’avait-il pas téléphoné cet ordre au lieu de se mettre dans un état pareil ? Nous apprîmes par la suite que la ligne téléphonique avait été sectionnée en quatre endroits pendant que nous dormions tranquillement.
Le mal que nous eûmes à mettre en route et à sortir ces véhicules du parc est à peine croyable. Il nous fallut rouler les fûts d’essence et d’alcool, faire le plein des réservoirs et des radiateurs, brancher les batteries, nous exténuer à mettre les moteurs en route à la manivelle, déblayer des mètres cubes de neige pour ouvrir un passage. Tout cela presque sans lumière. Lorsque enfin les quinze camions furent prêts, nous nous mîmes en route vers Minsk en suivant la route cahotante et enneigée qu’avait prise le feldwebel pour venir jusqu’à nous. L’un des véhicules fit une embardée sur le sol glissant et nous mîmes au moins une demi-heure pour le sortir du bas-côté où il avait plongé. Nous dûmes l’atteler à un autre camion qui patinait ; presque toute la compagnie vint en renfort et nous portâmes littéralement ce damné camion jusqu’à la route. Vers les 8 heures du matin, bien avant l’aube tardive de ces régions, nous rejoignîmes Uträner et son régiment. Tous ces efforts n’avaient pas réussi à nous réchauffer et nous grelottions, comme d’habitude. Nous ne tardâmes pas à nous retrouver deux ou trois mille sur une vaste place de la ville. Il y avait une effervescence intense à Minsk.
Bientôt les haut-parleurs placés ici et là déversèrent un discours depuis le haut commandement. Celui-ci nous faisait remarquer qu’une armée même victorieuse a ses morts et ses blessés ; que notre rôle, à nous convoyeurs, était d’acheminer coûte que coûte, et malgré les difficultés dont il disait avoir connaissance, les vivres, les munitions et tout le matériel nécessaire aux troupes combattantes. Notre convoi devrait gagner par n’importe quels moyens les abords de la Volga pour permettre à von Paulus de mener sa victorieuse bataille. Dix-huit cents kilomètres nous séparaient de notre destination : nous n’avions pas une minute à perdre.
De tous les points de la Russie, les unités du train firent des prodiges pour atteindre Stalingrad : la VIe armée ne fut pas abandonnée à son sort, je suis bien placé pour le savoir. Les convois livrèrent des combats sans merci contre les bandes rouges chargées d’entraver l’acheminement de ce ravitaillement qu’attendait von Paulus ; ces bandes pourtant puissantes se heurtèrent à des unités mobiles redoutablement armées qui leur infligèrent d’énormes pertes. Le véritable ennemi, celui contre lequel la Wehrmacht ne put rien, fut l’hiver horrible qui paralysa littéralement nos transports. La Luftwaffe ravitailla, aussi longtemps que le permit le temps, les malheureux combattants de Stalingrad. Et même après avoir abandonné les terrains d’aviation situés au nord-ouest de la ville martyre, les aviateurs parachutèrent tout ce qu’ils purent, et ne cessèrent que lorsque toute sortie devint un suicide.