ÉPILOGUE
Le retour
— Oubliez tout ça !…
Dans le train qui roule sur la terre de France, à travers la campagne ensoleillée, ma tête tressaute contre le bois du dossier. Il y a des gens qui rient et qui ont l’air d’appartenir à un autre monde. Mes efforts restent vains, l’oubli demeure invisible.
Halls, que j’ai cherché partout et que je n’ai pu retrouver, emplit ma pensée, et si des larmes ne coulent pas sur mes joues, c’est que, depuis bien longtemps, j’ai appris à dissimuler mes peines. Halls, uni au souvenir terrible de la guerre qui gronde encore à mes oreilles. Halls, mon unique ami en ce bas monde. Halls, qui avait bien souvent porté ma charge quand je faiblissais trop. Il m’était impossible d’oublier tout cela, ainsi que tous les autres avec qui j’avais partagé notre terrible épreuve. Tous les autres, avec leur vie si poignante à laquelle s’était soudée la mienne.
Le train roulait et m’éloignait un peu plus chaque seconde de tout ce passé. Il aurait pu rouler des jours, et m’emmener de l’autre côté de la terre, le souvenir demeurait immobile à mes côtés.
Puis il y eut une gare. Mes bottes éculées qui avaient foulé la terre de Russie raclèrent le quai de ciment. Alentour, le décor anonyme que je connaissais bien réapparut à mes yeux désabusés. Rien n’avait changé. Il semblait dormir, et j’estimais qui mon arrivée insolite aurait pu le réveiller. Tout était comme autrefois. Il n’y avait que moi qui avais vraiment changé, et je sentais trop bien que je ne parvenais pas à m’imbriquer au décor.
Je demeurais là à regarder toutes ces choses qui me paraissaient si petites, avançant d’un pas lent et hésitant. Je vis soudain le regard des deux employés à la sortie, qui attendaient que je veuille bien évacuer pour disposer de leur temps. J’étais effectivement le dernier sur le quai, qui s’était rapidement vidé.
— Allons, pressons ! signifia l’un d’eux.
Je me hâtai et montrai les papiers qui me servaient de billet.
— C’est au chef de gare qu’il faut montrer ça, dit-il, suivez-moi.
Le chef de gare parcourut d’un air endormi ma paperasse et, comme il n’y comprenait vraisemblablement rien, il bombarda le tout de coups de tampon.
— Mannheim, fit-il, c’est en Bochie, ça ?
— Non, monsieur, fis-je, candide, c’est en Allemagne.
Il écouta mon affreux accent, et me jeta un œil mauvais.
— Pour moi, c’est la même chose, protesta-t-il.
Il me restait neuf kilomètres à faire pour arriver chez moi. Plus que neuf kilomètres pour boucler mon périple, pour revenir au point zéro. Il faisait beau et j’aurais dû courir de joie. Vers l’incroyable réalité que je rapprochais un peu plus à chaque pas. Pourtant, une angoisse nouait ma gorge et me coupait la respiration. Un sentiment inexplicable bousculait ma raison. La réalité qui m’entourait, que je pouvais voir, toucher, goûter. La gare, dont l’image naïve m’était apparue ; mon village, qui allait surgir tout à l’heure de cette cuvette humide et verte ; mes parents. Mes parents que je n’avais pas revus depuis si longtemps. Mes parents ! Une émotion intense m’interdisait même de les imaginer.
La réalité devenait soudain énorme et me faisait peur. La façade bordée d’une treille que j’avais quittée trois ans plus tôt, la façade sur laquelle se découpait l’encadrement de la porte, et, dans la pénombre du seuil, un homme et une femme âgés apparaissaient. Par la pensée, je suivais le dessin de ces silhouettes, et timidement mon père et ma mère émergeaient du cliché flou. Puis, la furtive image s’estompait, comme prise en flagrant délit, comme une chose interdite. Je voyais aussi mon petit frère. Je n’imaginais pas qu’il puisse avoir grandi.
Une sueur malsaine se mit à couler d’un seul coup sur mon corps décharné. Le désespoir qui s’était installé en moi à l’est était soudain violé par une réalité que j’avais oubliée et qui allait s’imposer de nouveau comme si rien ne s’était passé. La transition était trop grande, trop brutale. Un sas eût été nécessaire. Halls, les autres, la guerre, toutes ces choses pour lesquelles j’avais été obligé de vivre. Tous les noms aux côtés desquels j’avais regardé l’œil agrandi de terreur la mort venir à nous. Cette mort que nous avions pu terrasser, les noms de ceux qui m’y avaient terriblement aidé. Ces visages sans lesquels je n’aurais peut-être pas eu l’occasion de faire ces déductions. Toutes ces choses étaient inalliables avec ce qui m’arrivait aujourd’hui. Je ne pouvais les oublier, ni les renier, et ma position devenait intenable.
Ma tête malade dérivait comme un bateau dont la barre n’agit pas. Je n’avançais plus que très lentement au-devant d’une chose que j’avais tant souhaitée et que, brusquement, j’appréhendais.
Un avion surgit soudain en rase-mottes au-dessus de la campagne ensoleillée. Sans que je puisse me contrôler, je piquai affolé dans un creux en contrebas de la route. L’avion vrombit un instant dans le calme et disparut comme il était venu. En m’agrippant au tronc d’un pommier, je me remis debout, ne comprenant pas bien ce qui m’était arrivé. J’étais anéanti. Mon regard brouillé s’attardait sur l’herbe que je venais de fouler et qui se redressait par petits coups. Elle faisait penser à des cheveux mal peignés. Elle était encore jaune de l’hiver qui l’avait fait souffrir, elle luttait peut-être aussi pour revivre, elle n’était pas à mon échelle, mais elle ressemblait à l’herbe de la steppe. Elle me parut familière et je me laissai à nouveau glisser vers elle. Le jour indiscret passait au travers des brins, m’aveuglait et m’obligea à fermer les yeux. Contre la terre qui demeurait silencieuse devant mon émoi, je me sentis rassuré. Je parvins à calmer ma nervosité et m’endormis.
Seule la mort est définitive, et ce que Memel n’avait pas réussi à détruire, la paix ne pouvait envisager de le faire. À mon réveil, je repris donc mon chemin et embrayai sur la suite de mon destin. Mon sommeil avait duré sans doute plusieurs heures et le soleil disparaissait derrière une colline. J’arriverais avec la pénombre, c’était du reste préférable. Si j’appréhendais d’apparaître brusquement aux miens, je craignais encore davantage de rencontrer des visages connus qui ne m’avaient peut-être pas oublié. J’arrivai donc avec le jour que j’avais souhaité et empruntai la rue, comme si je venais de la quitter depuis la veille. J’essayais de faire mon pas léger, mais chacun de ceux-ci résonnait en moi comme le pas de parade à Chemnitz. Je croisai deux jeunes gens qui ne me prêtèrent aucune attention. En contournant l’angle, à gauche là-bas, ma maison m’apparaîtrait. Mon cœur n’était plus qu’un instrument qui martyrisait ma poitrine.
Quelqu’un apparut à cet angle. Une petite femme âgée, les épaules couvertes d’une pèlerine aux couleurs passées. Je reconnus même cette pèlerine. Ma mère portait aussi un petit bidon pour le lait. Elle se dirigeait vers une ferme voisine que je connaissais bien. Elle se dirigeait aussi vers moi et je crus défaillir. Elle passa au centre de la rue qui s’obscurcissait, à deux mètres du trottoir herbeux sur lequel je poussais mes derniers efforts.
Les yeux troublés par une insurmontable émotion je reconnus son visage.
Mon cœur se tordit si fort et je crus que j’allais crier.
Ma mère s’éloignait ; je m’adossai à un mur pour ne pas tomber. Un âpre goût envahit ma bouche comme si tout mon sang s’y écoulait. Je savais qu’elle allait repasser par ici dans quelques minutes et j’eus envie de fuir. J’étais en même temps paralysé, et le temps coula sans que je puisse faire quoi que ce fût. Elle revint, comme je l’avais douloureusement prévu, plus grise encore dans la nuit qui s’accentuait.