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Elle s’approcha, s’approcha… je n’osais pas bouger de crainte de lui faire peur. Cela devint insupportable et j’eus le courage d’appeler :

— Maman.

Ma mère tourna légèrement la tête et continua à marcher.

— Maman.

Elle s’arrêta enfin, et je fis quelques pas vers elle. Elle me regarda venir, et probablement, malgré la nuit, mes traits lui apparurent. Je vis sa bouche s’entrouvrir et demeurer silencieuse.

Je n’osais pas approcher davantage lorsque je m’aperçus qu’elle vacillait. Le bidon roula sur le sol et je la reçus dans mes bras tremblants. Un long et interminable gémissement sortit de ses lèvres et j’eus peur que des gens n’accourent.

Portant presque ma mère évanouie, je précipitai mes pas vers l’encadrement de la porte où un jeune homme venait d’apparaître. Ce jeune homme était mon frère et il cria, subitement affolé :

— Papa, un monsieur ramène maman ! Elle est malade.

Les heures ont passé. Je demeure immobile et muet devant ma famille qui m’observe en oubliant que la terre tourne. Sur la cheminée insignifiante, j’ai aperçu une photo de moi plus jeune. Auprès de celle-ci, dans un petit verre, quelques fleurs banales finissent de faner.

Les minutes s’écoulent, le temps passe, un silence monumental demeure, l’histoire s’achève. Il faudra autant de temps à ceux qui attendaient qu’à celui qui espérait, pour accepter l’évidence.

Je comprends aussi que mon retour va amener des complications pour tout le monde et qu’il a fallu aussi du courage pour ne plus l’espérer. Le voisinage n’apprendra pas tout de suite ma venue, et notre bonheur devra rester clandestin. La chambre de ma sœur, qui s’est mariée entre-temps, sera mon refuge pour quelques jours où je demeurerai prostré dans ma fatigue anesthésiante.

L’armée française recueillera mes pas par la suite. La douce armée française vainqueur fera une petite place au vaincu que je suis. Elle sera un transfert inattendu à mon malaise. Elle sera le sas que je souhaitais. J’y serai bien entendu le boche maudit à qui l’on accorde une grande complaisance. J’y goûterai ce que les autres appellent l’ennui et l’apprécierai même. La discipline d’autrefois me permettra d’être involontairement le premier sur les rangs et je devrai me surveiller pour ne pas agacer les autres. J’y connaîtrai des gens haineux mais aussi d’aimables qui admettront mon aventure en bloc et m’offriront un verre de bière pour me faire oublier.

Mes parents m’imposeront un silence absolu et jamais conversation sur ce qui me soulagerait de raconter ne sera envisagé.

J’écouterai avec beaucoup d’attention l’histoire des héros d’en face, des héros tout court auxquels je n’ai pas eu la chance d’appartenir.

Des gens haineux me poursuivront de leur malédiction, ne voyant dans mon passé qu’une manifestation de cupidité et une faute condamnable. D’autres comprendront peut-être un jour que l’on peut aimer les mêmes vertus de l’autre côté de l’orage et que la douleur est internationale.

L’armée française, dans laquelle j’ai pris un engagement de trois ans, ne me gardera finalement que dix mois. Malgré son bien-être, j’y tomberai sérieusement malade, et l’on me renverra chez moi en fin de compte.

Néanmoins, avant cela, je participerai à un grand défilé à Paris en 46. Un long recueillement aux morts y sera fait. J’y joignis silencieusement des noms :

Ernst Neubach, Lensen, Wiener, Wesreidau, Prinz, Solma, Hoth, Olensheim, Sperlovski, Smellens, Dunde, Kellermann, Freivitch, Ballers, Frösch, Woortenbeck, Siemenleis…

Je refuse de joindre celui de Paula… Je n’oublierai jamais celui de Halls, ni ceux de Lindberg, Pferham, Wollers… Et leur souvenir demeure en moi comme une fervente prière.

Il y a, aussi, un autre homme qu’il me faut oublier, il s’appelait Sajer et je crois lui avoir pardonné.

i Mitrailleuse antichar et antiaérienne.

ii Bougie.

iii Robe ukrainienne.

iv Je sers.

v Nähmaschinen : avion de reconnaissance russe vulgairement appelé « machine à coudre » par les landser, à cause de son bruit.

vi À vos armes !