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10 octobre. Il fait toujours beau, mais le matin il gèle à – 5°. Toute la journée nous nous entraînons à conduire une chenillette. Nous escaladons avec cet appareil des pentes abruptes. Nous sommes quinze à bord. Ce véhicule, qui est prévu pour huit hommes, est très inconfortable. Nous nous maintenons à l’intérieur par des prouesses d’acrobatie. Nous avons ri toute la journée, et le soir, n’importe lequel d’entre nous peut manier cette chenillette. Nous sommes fourbus, comme si l’on nous avait roués de coups.

Le lendemain, alors que nous nous dépensons sans compter en une saine culture physique et aussi pour lutter contre le froid du matin, Laus interrompt notre élan.

— Sajer ! appelle-t-il.

D’un pas, je sors du rang.

— Le lieutenant Starfe a besoin d’un conducteur au Kleinpanzer, et comme vous vous êtes particulièrement distingué hier… Allez vous mettre en tenue.

Je salue et je quitte les rangs en trombe. Ce n’est pas possible… je suis le meilleur conducteur du peloton ! Je saute de joie. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je suis habillé et déjà dans la cour. Je cours vers le bâtiment réservé au commandement. Inutile d’y aller, Starfe est là, dans la cour ; c’est un homme maigre et anguleux mais pas maussade. Il a, paraît-il, reçu une assez grave blessure en Belgique et il demeure dans l’armée comme instructeur. Je me fige au garde-à-vous.

— Connaissez-vous la route qui mène à Cremenstövsk ? questionne-t-il.

— Jawohl, Herr Leutnant.

À vrai dire, je ne fais que supposer que c’est la route où nous avons parfois croisé des compagnies à l’exercice venant vraisemblablement de ce village. Mais je suis trop content pour hésiter. Pour une fois qu’on me demande autre chose qu’un exercice de formation !

— Bien, répondit-il, alors allons-y.

Starfe me désigne la chenillette d’hier. À l’arrière est accrochée une remorque à quatre roues ; en fait c’est un 88 longue portée recouvert d’une bâche camouflée. Je m’installe aux commandes et mets le contact : la jauge marque dix litres, c’est insuffisant. Je demande l’autorisation de faire le plein, qui est accordée, et je suis félicité pour cette observation élémentaire. Quelques minutes plus tard nous démarrons et mon véhicule passe assez nerveusement le porche et le pont. Je n’ose regarder Starfe qui doit, à coup sûr, s’apercevoir de ma déplorable conduite de débutant. À environ 600 mètres de notre home, je bifurque vers ce que je crois être la route de Cremenstövsk. Pendant dix minutes je roule modérément, très inquiet sur mon itinéraire. Nous croisons deux charrettes polonaises chargées de foin. Elles s’écartent sans demander leur reste de mon Klein-panzer. Devant la précipitation des Polonais, Starfe sourit et me regarde.

— Ils vont penser que tu as fait exprès de foncer sur eux, jamais ils ne croiront que tu ne réussissais pas à maîtriser cette chenillette ! ricane-t-il.

Je ne sais pas si je dois rire ou considérer cela comme un avertissement. Je suis de plus en plus crispé, et je mène ce pauvre lieutenant pis que sur un dromadaire. Nous arrivons enfin devant une agglomération de bâtisses assez vétustes. Je cherche en vain une pancarte annonçant un nom de village, rien que des gosses albinos qui se précipitent, au risque de se jeter sous les chenilles, pour nous voir passer.

Brusquement, au détour d’une place, j’aperçois une centaine de véhicules allemands parqués. En même temps Starfe me désigne une maison. C’est ici, où flotte le drapeau. Ouf ! enfin je respire ! ainsi c’était bien la route de Cremenstövsk.

— Tu as une bonne heure à attendre, me dit Starfe ; va donc voir à la cantine s’il n’y a pas quelque chose de chaud pour toi.

En même temps qu’il prononce ces mots, sa main droite me tapote l’épaule. Je suis très ému par l’amitié que me porte ce lieutenant que j’ai tant malmené tout au long du parcours. Je n’aurais jamais supposé que ce type à figure assez sinistre puisse avoir un geste quasi paternel à mon égard. Il fait de plus en plus froid, mais une bouffée de chaleur monte en moi.

D’un pas assuré je me dirige vers un édifice qui ressemble à une mairie. Un écriteau porte, noir sur blanc, l’inscription Soldatenschenke 27e Kompanie. Des soldats entrent et sortent à tous moments. Aucun planton ; j’entre directement, franchis une pièce où trois feldgrauen s’affairent à déballer des caisses de produits alimentaires. Une autre pièce suit, au fond un comptoir sur lequel sont appuyés trois ou quatre soldats en train de discuter.

— Puis-je avoir quelque chose de chaud ? Je viens de convoyer un officier mais je ne fais pas partie de la 27e.

— Hum ! grommelle celui qui est derrière le comptoir, encore un Alsacien qui prétend parler allemand !

Il est évident que je parle horriblement mal.

— Je ne suis pas alsacien mais à moitié allemand par ma mère, déclarai-je.

Les soldats n’insistent pas. Celui du comptoir s’éloigne et passe dans la cuisine. Je reste là planté au milieu de la salle, enveloppé dans ma grande capote verte. Cinq minutes plus tard, il est de retour avec une gamelle fumante et pleine à moitié de lait de chèvre. Le drôle y ajoute une large rasade d’alcool et me tend le tout sans un mot.

C’est brûlant, mais je bois tout de même, tous les regards sont fixés sur moi ; je n’ai jamais aimé le goût de l’alcool, mais je viderai coûte que coûte ce litre de liquide pour ne pas avoir l’air d’une fillette.

Je quitte sans les saluer ce groupe de rustres et je me retrouve dans le froid. Cette fois, je crois que l’hiver polonais est là. Le ciel reste couvert, mais le thermomètre marque 6° au-dessous de zéro.

Je ne sais pas trop où aller. Il n’y a presque personne sur cette place. Dans les maisons qui l’entourent, les Polonais doivent se chauffer autour d’un bon feu. Je me dirige alors vers le parc à véhicules où des soldats s’activent auprès des camions. J’échange quelques mots avec eux. Ils me répondent sans enthousiasme. Je suis sans doute trop jeune pour eux, ces types ont bien trente ans. Je continue à déambuler de l’un à l’autre, lorsque j’aperçois trois hommes barbus, emmitouflés dans de longues capotes d’un brun violet, qui débitent un tronc d’arbre avec une grande scie passe-partout. Je ne connais pas ces uniformes.

Je m’approche d’eux en souriant et leur demande banalement si « cela va ». Ils s’arrêtent de scier et se redressent pour toute réponse. Je devine un sourire à travers leur barbe hirsute. L’un d’eux est un grand et fort gaillard, les deux autres sont trapus et courtauds. Je pose deux ou trois questions qui demeurent sans réponse. Ces bougres se contentent de sourire. Ma parole, ils se moquent de moi ! À ce moment j’entends derrière moi un bruit de pas et tout de suite après une observation :

— Laisse-les travailler tranquilles ! On dirait que tu ne sais pas qu’il est interdit de leur parler, sauf pour les ordres, bien entendu.

— De toute façon, ces sauvages ne m’ont pas répondu, je me demande ce qu’ils foutent dans la Wehrmacht ! répliquai-je.

— Teufel ! grince le gars qui est venu m’engueuler, cela se voit que tu n’as pas encore fait le coup de feu. Ces types-là sont des prisonniers ! des prisonniers russes, et si jamais un jour tu vas au front et que tu en vois un avant qu’il ne t’ait vu, tire, tire sans hésiter ou bien tu n’en verras pas un second.

Je reste éberlué, et jette un dernier regard vers les Russes qui se sont remis à scier. Ce sont donc là nos ennemis, ceux qui tirent sur les soldats allemands ! Sur les soldats dont je porte l’uniforme. Alors, pourquoi m’ont-ils souri ?