Il y a maintenant quatre heures que nous sommes là ; nous sommes frigorifiés, sans doute à cause de l’inaction. Mais, tout de même, il gèle et la nuit tombe lentement. Histoire de tuer le temps, nous puisons à nouveau dans nos provisions. Il fait nuit, mais le trafic se poursuit à la lueur de faibles éclairages. Laus a l’air d’en avoir assez, lui aussi ; il a enfoncé son calot et relevé le col de sa capote. Il marche de long en large ; il a dû faire comme ça au moins 20 kilomètres. Nous avons formé un petit groupe de copains et nous ne nous séparerons que beaucoup plus tard. Il y a là des visages que je connais depuis Chemnitz ; Lensen, Olensheim, Halls, trois Allemands qui parlent aussi mal le français que moi l’allemand ; Morvan, un Alsacien, et Uterbeick, un Autrichien brun et frisé comme un danseur italien qui se dissociera de notre groupe par la suite. Et moi, un Français-Allemand. À nous six, nous faisons des progrès dans une langue comme dans l’autre, mis à part ce foutu Uterbeick qui ne cesse de susurrer des chansons de charme en italien. Ces complaintes sont déplacées et totalement étrangères à des oreilles plus habituées à Wagner qu’aux compositeurs italiens. À plus forte raison, ces lamentations d’amoureux napolitain abandonné !
Halls a une montre à cadran lumineux sur lequel nous pouvons lire 8 heures et demie. Notre départ est sans doute incessant. Nous n’allons tout de même pas coucher là ! Hélas si !… Une heure plus tard, nombre d’entre nous ont déjà déballé leurs couvertures et se sont allongés tant bien que mal. De préférence sur des endroits élevés, afin de s’isoler de l’humidité. Certains ont l’audace de se coucher sous les wagons. Pourvu que le train ne démarre pas !
Notre sergent s’est simplement assis sur un tas de traverses. Il fume une cigarette et a l’air éreinté par ses va-et-vient successifs. En ce qui concerne notre petit groupe, nous ne pouvons nous faire à l’idée de passer la nuit dehors. Il est inadmissible qu’on nous laisse dormir ici. Le départ va bientôt être sifflé, et tous les cornichons qui n’ont pas eu la patience d’attendre vont être bons pour reboucler leurs couvertures en vitesse. En fait, nous aurions mieux fait de les imiter et de gagner du même coup deux heures de sommeil. Deux heures se sont encore écoulées, et nous sommes toujours assis sur les cailloux du ballast. Il fait de plus en plus froid et une pluie fine commence à tomber. Notre doux sergent est en train de se confectionner une hutte avec les traverses. Pas bête, son idée ! Il ajoute sa couverture imperméable et se trouve complément à l’abri de la pluie, le vieux renard.
Il est temps pour nous de trouver un abri digne de ce nom. Nous ne pouvons nous éloigner de nos faisceaux d’armes, que nous laissons d’ailleurs canons en l’air offerts à la pluie – qu’est-ce qu’on se fera engueuler par la suite ! Les meilleures places sont prises, bien entendu, et il ne nous reste qu’à nous abriter sous les wagons. Nous avons bien songé à entrer à l’intérieur, mais les portes sont fermées avec des fils de fer étroitement liés.
En maugréant, nous prenons place sous cet abri inquiétant et tout à fait relatif. La pluie vient de travers et passe sous les voitures. Si c’est cela, l’armée allemande ! Nous sommes furieux. Plus tard, cette petite colère me fera sourire…
Tant bien que mal, nous avons réussi à nous protéger de cette damnée pluie. Ce fut ma première nuit à la belle étoile, si l’on peut dire. Inutile d’ajouter que je ne fermai l’œil que par quarts d’heure. Je me souviens avoir fixé pendant de longs moments l’énorme essieu qui était mon ciel de lit. À travers ma fatigue, il me semblait le voir se déplacer comme si le train s’ébranlait. Je me réveillais en sursaut pour m’apercevoir que rien ne bougeait, puis retombais dans un demi-sommeil suivi de nouveaux sursauts. Aux premières lueurs du jour, nous sortions de cet hôtel de fortune, transis, éternuant et avec des mines de déterrés.
Vers les 8 heures, rassemblement : en marche vers le quai d’embarquement. Halls ne cessait de faire remarquer que l’on aurait pu rester une journée de plus au château et partir de bon matin pour être ici à l’heure. Le pauvre gars, pas plus que nous, n’avait encore la moindre idée des nécessités déprimantes de la vie militaire en temps de guerre. C’était notre première nuit dehors ; ce ne devait pas être la dernière ; nous en connûmes bientôt d’autres beaucoup plus mauvaises.
Nous étions momentanément convoyeurs de train. Notre compagnie avait été dispersée sur trois longs convois de matériel militaire, à deux ou trois par wagon. Je me retrouvai avec Halls et Lensen sur une plate-forme chargée d’ailes à croix noires et d’autres pièces abritées sous des bâches. C’était un train destiné à la Luftwaffe ; il venait, selon les inscriptions que nous avions pu lire, de Ratisbonne et se dirigeait vers Minsk.
Minsk : la Russie. Nous avalâmes notre salive.
Nous étions poursuivis par la malchance : on nous avait collés sur un wagon découvert ; la pluie s’était transformée en neige ; il faisait un froid insupportable que le déplacement du train accentuait. Délibérément, nous plongeâmes sous la grosse bâche qui recouvrait un énorme moteur de DO‑17. La bise était coupée ; en nous serrant les uns contre les autres, nous parvînmes à nous procurer un semblant de chaleur. Nous restâmes là une bonne heure à rire pour des riens. Le train roulait à une soixantaine de kilomètres à l’heure, et nous n’avions aucune idée de ce qui pouvait se passer à l’extérieur. De temps à autre, le bruit d’un convoi qui passait à nos côtés, dans l’autre sens, nous parvenait.
Tout à coup, à travers le bruit du roulement, Lensen crut percevoir un appel. Prudemment, il sortit la tête de notre abri.
— C’est Laus, dit-il en se retournant sans inquiétude, et il ramena la bâche sur lui.
Dix secondes plus tard, celle-ci était arrachée et le sergent fulminait de colère devant nos trois mines réjouies. Laus était casqué, ganté et avait l’air en plein service. Sa capote, son visage étaient saupoudrés de neige comme tout le reste du train qui, derrière sa silhouette, se profilait en brinquebalant. Il y eut un « Garde à vous ! » retentissant. Mais les tressautements du wagon ne permirent pas d’exécuter l’ordre avec toute la raideur généralement exigée par cette position.
La scène fut digne d’un burlesque ! et je revois encore ce grand énergumène de Halls basculé de droite à gauche sans vouloir se départir de sa rigidité. Quant à moi, ma longue capote s’était prise dans une des nombreuses pièces du moteur d’avion et à aucun moment je ne pus me redresser complètement. Laus ne réussissait pas plus que nous à trouver une attitude digne. Excédé, il mit un genou sur le plancher du wagon ; nous l’imitâmes. Avec un certain recul, on aurait pu croire, à voir nos quatre têtes rapprochées, à un quatuor de conspirateurs se murmurant quelque secret à l’oreille. En fait, nous nous faisions engueuler de magistrale façon.
— Que foutiez-vous là-dessous ! hurlait Laus. Où vous croyez-vous ? Que pensez-vous que vous faites sur ce train ?
Halls, qui était assez spontané, se permit de couper la parole à notre supérieur : il était impossible de rester ailleurs que sous cette bâche, le froid était mordant, et puis il n’y avait rien à surveiller…
De toute évidence Halls, en tenant de tels propos, faisait preuve d’un manque d’objectivité total.
Tel un gorille en furie, le sergent avait attrapé notre camarade par le col et le secouait violemment, dans une bordée de jurons.
— Je fais mon rapport ! Au premier arrêt, je vous fais expédier dans un bataillon disciplinaire. C’est tout simplement un abandon de poste ! Vous risquez le peloton… Si un wagon avait sauté derrière le vôtre, hein ? Vous n’auriez pas pu signaler quoi que ce soit, depuis votre trou !