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— Pourquoi ? risqua Lensen. Un wagon va sauter ?

— Silence, imbécile ! Il y a des terroristes qui se risquent le long des voies. Quand ils ne les font pas sauter, ils jettent dans les convois qui passent au ralenti des explosifs ou des engins incendiaires. Vous êtes précisément là pour éviter ces agissements ! Prenez vos casques et filez à l’avant du wagon, ou je vous jette par-dessus bord !

Nous ne nous le fîmes pas répéter deux fois et, malgré le froid qui nous coupait la figure, nous gagnâmes les endroits indiqués. Laus continua à avancer parmi les chargements, passant en se cramponnant d’un wagon à l’autre. En fait, cet homme n’était pas un tire-au-flanc, il avait une juste idée des fonctions qu’il devait remplir ; à aucun moment, je ne le vis éviter telle ou telle mission. C’est sans doute pour cela que je lui trouvais, sans jamais lui avoir adressé la parole, un côté sympathique. Tous les autres feldwebels de la compagnie étaient à mon sens moins exigeants dans le service, ils prétendaient se réserver pour la grosse besogne ; mais lorsqu’il fallut faire ses preuves, Laus le fit autant qu’eux si ce n’est plus. Il était le plus vieux d’entre eux. Nous ne savions pas s’il avait connu ou non le front. En fait, il était comme tous les adjudants du monde : craignant les responsabilités et nous menant du coup une vie impossible.

Au cours de l’engueulade, il nous avait, à juste titre, fait remarquer que si nous n’étions pas capables de supporter un peu de froid et un vague péril, qu’allions-nous devenir lorsqu’il faudrait faire face à l’ennemi ? En ce qui me concerne, Laus m’avait mis les points sur les i. Je me rendais soudainement compte de mon rôle. Ne serait-il pas stupide de nous faire bousiller par quelque anarchiste avant même d’avoir vu autre chose ?

Nous roulions maintenant à travers une forêt de sapins courtauds et enneigés. Je pouvais tout à loisir méditer sur le cas de conscience que m’avait fait entrevoir le feldwebel et en même temps admirer le paysage. La Pologne du Nord était vraiment peu peuplée ; nous n’avions croisé que quelques rares bourgades. Soudain, bien à l’avant du train, j’aperçus une silhouette qui courait le long de la voie. Je ne pensais pas être le seul à l’avoir vue, mais personne, apparemment, dans les voitures qui me précédaient, ne réagissait.

Rapidement, je manœuvrai la culasse de mon mauser, plaçai celui-ci en bonne position sur le coffre qui était devant moi et couchai en joue ce qui ne pouvait être qu’un terroriste.

Notre train roulait lentement : l’occasion devait être bonne pour lancer un explosif. Bientôt, l’homme arriva à ma hauteur. Je ne distinguais rien d’anormal dans son comportement ; c’était sans doute un bûcheron polonais qui s’était approché par curiosité. Les deux mains sur les hanches, il regardait tranquillement. J’étais déconcerté : je m’apprêtais à faire le coup de feu et rien ne justifiait mon geste. Je n’y tins plus : je visai un peu au-dessus de sa tête et pressai la détente.

La détonation secoua l’air, et la crosse de mon arme, que j’avais nerveusement ajustée, me heurta violemment l’épaule. Le pauvre type fuyait à toutes jambes craignant le pire. Je suis persuadé que, par mon geste inconsidéré, j’ai fait un ennemi de plus au Reich.

Le train n’avait pas ralenti. Quelques instants plus tard, Laus, qui continuait malgré le froid ses interminables patrouilles, apparut : il me regarda d’un air curieux.

Maintenant, nous avions décidé de nous relayer, malgré les ordres. Deux d’entre nous veillaient, le troisième tentait de se réchauffer sous la bâche. Il y avait à peu près huit heures que nous roulions sans interruption ; nous appréhendions la nuit qu’il faudrait sans doute passer dans ces conditions. J’avais remplacé Halls depuis vingt minutes et, depuis vingt minutes, je ne parvenais pas à maîtriser mon grelottement. La nuit approchait et peut-être aussi Minsk. Notre train roulait sur une voie unique ; au nord comme au sud, nous étions environnés de forêts sombres. Depuis un quart d’heure, notre convoi avait accéléré son allure, ce qui achevait évidemment de nous congeler. Nous avions pourtant englouti une bonne partie de nos vivres pour ne pas manquer de calories.

Brusquement, le train ralentit. Les sabots des freins crissaient sur les roues en secouant brutalement les attelages. Notre vitesse tomba bientôt à celle d’un homme à bicyclette. Je vis l’avant du convoi pivoter vers la droite ; nous nous engagions sur une voie secondaire ou de garage.

Nous avançâmes encore à peu près cinq minutes et le train s’arrêta. Des premiers wagons, deux officiers venaient de sauter à terre et marchaient vers l’arrière du convoi. Laus et deux autres sous-officiers vinrent au-devant d’eux. Ils parlèrent entre eux, mais ne nous mirent au courant de rien.

De part et d’autre, nous ouvrions l’œil. La forêt qui nous entourait semblait propice à toutes sortes d’agressions. Nous étions là depuis quelques minutes, lorsque le bruit d’un roulement lointain se fit entendre. Nous avions sauté sur le sol, pour faire quelques pas et nous réchauffer ; un coup de sifflet accompagné de gestes nous invita à regagner nos postes. Dans le lointain, sur la voie de droite, une locomotive fumante et tous feux éteints arrivait.

Ce que je vis alors me glaça d’horreur. J’aimerais être écrivain de talent pour décrire le tableau qui s’offrit à nos yeux. Tout d’abord, et c’est ce qui m’avait masqué les feux à peine visibles de la machine, un wagon chargé de matériel ferroviaire que la loco poussait devant elle ; ensuite, celle-ci, fumante et haletante, son tender, et un wagon fermé dont une ouverture pratiquée dans le toit laissait passer un court tuyau de poêle d’où s’échappait une légère fumée – une cuisine roulante, sans doute. Derrière ce wagon, en venait un autre, à hautes ridelles. Celui-ci était plein de soldats allemands en armes ; une mitrailleuse jumelée était braquée sur le reste du convoi : les autres wagons étaient formés par des plates-formes à peu près semblables à la nôtre, mais leur chargement était très différent. Sur le premier plateau qui passa devant mes yeux stupéfaits, je vis à l’avant une masse confuse. En regardant mieux, je distinguai des hommes empilés les uns sur les autres. Juste derrière, d’autres étaient accroupis ou debout, serrés les uns contre les autres. Chaque wagon était plein à craquer. L’un d’entre nous, mieux averti que moi, laissa échapper trois mots :

— Des prisonniers russes.

Il m’avait bien semblé reconnaître les capotes brunes que j’avais vues une fois aux alentours du château, mais il faisait presque nuit. Halls me regarda ; à part les brûlures rouges que le froid avait faites à son visage, il était blême.

— Tu as vu, me dit-il tout bas, ils empilent leurs morts à l’avant pour se protéger du froid.

— Hein ! fis-je stupéfait.

En effet, chaque wagon avait son bouclier de cadavres. Pétrifié par cette vision affreuse, je ne pouvais détacher mes yeux du spectacle qui défilait lentement devant moi. J’entrevis des faces exsangues, des pieds nus raidis par le froid et la mort.

Un dixième wagon venait de me dépasser, lorsque se produisit une chose encore plus horrible. Le chargement macabre, mal équilibré, venait de laisser glisser quatre ou cinq corps le long de la voie. Le train funèbre ne s’était pas arrêté ; seul le groupe de nos officiers et sous-officiers s’était approché. Le convoi continuait à défiler ; il était interminable. Poussé par je ne sais trop quelle curiosité, je sautai au bas de mon wagon et m’approchai des officiers. Hagard, je saluai et demandai en bafouillant si ces hommes étaient morts. Un officier me regarda, étonné, et je me rendis compte que je venais d’abandonner mon poste. Lui, il dut s’apercevoir de mon désarroi : il ne me fit aucune remarque.