Puis nous connûmes d’autres hommes encore, de grands types à mine rose et joufflue, aux attitudes de gouapes, mais de gouapes tout de même bien élevées. Leur démarche était nonchalante et ne semblait faite que pour leur donner l’occasion de rouler des hanches et des épaules. Ils portaient de moelleux uniformes, qu’on aurait dits prévus pour jouer au golf, et faisaient aller constamment leurs mandibules comme des ruminants. Ils n’avaient l’air ni tristes ni gais, indifférents même à leur victoire : ils allaient comme des gens mi-consentants, mi-contraints à une occupation qui ne les enthousiasmait pas tellement.
Depuis nos rangs crottés et galeux, nous les regardions avec curiosité. Nous avions l’air finalement plus heureux dans nos colonnes de proscrits qu’eux dans leur état permanent d’hommes enfants pour qui le paradis est une chose sans valeur. Ils avaient l’air riches de tout, sauf peut-être de joie, et leur spectacle rassurant nous réconciliait avec l’humanité.
Les Américains nous humilièrent également, il le fallait bien, c’était normal. Nous fûmes groupés dans un grand camp qui possédait seulement quelques immenses tentes pouvant contenir à peine le dixième d’entre nous. La Wehrmacht, même prisonnière, continuait à organiser. Les plus faibles et malades occupèrent les abris, comme à Kharkov, comme sur les bords du Dniepr, comme à Memel ou à Pillau, comme au cœur des hivers noirs de la steppe où la souffrance nous était devenue accessible.
Les Américains éventrèrent au cœur du camp de grandes caisses remplies de boîtes de conserve. Dispersant du pied l’ensemble des vivres, ils s’éloignèrent, méprisants, nous laissant le soin de la répartition. Chacun eut sa part. La nourriture était délicieuse, et nous ignorions la pluie battante qui transformait le sol en éponge.
Comble de luxe, les caisses renfermaient des pochettes d’orangeade et de citronnade. Ce fut une joyeuse distraction pour nous de recueillir de l’eau dans les plis de nos vêtements et de composer cette boisson savoureuse. De leur retranchement, quelques Américains observaient notre activité et échangeaient des appréciations. Probablement nous méprisaient-ils de nous ruer ainsi sur des choses aussi élémentaires. Peut-être n’étions-nous aussi que des pleutres d’accepter ainsi ces conditions de captivité et de ravitaillement sous la pluie, sans manifester notre mécontentement. Notre état de prisonniers ne suffisait-il donc pas à nous faire marcher silencieusement, avec cet air insupportable qu’ont les gens frappés dans leur orgueil ? Nous ne ressemblions en rien aux documentaires sur les troupes allemandes que nos charmants gardiens, avaient probablement eu l’occasion de voir chez eux, avant d’embarquer pour l’expédition vengeresse. Pas de boche arrogant et irascible, pas d’occasion de sévir. Rien que des sous-alimentés qui acceptent de bouffer debout, sous la pluie, des conserves incomplètes de leur assaisonnement. Rien que des moribonds qui dorment adossés à un pieu, avec une expression de quiétude inscrite sur les lèvres. Rien que des blessés et des malades qui ne réclament même pas de soins et qui semblent s’estimer heureux de pouvoir seulement dormir de longues heures durant. Tout cela est évidemment déprimant pour les missionnaires de cette croisade qui découvrent chez leurs vaincus la notion d’humilité.
Puis nous sommes encore acheminés plus loin. À Mannheim nous passons par un grand centre de tri.
Halls est toujours à mes côtés. Il y a aussi Grandsk et Lindberg, inséparables, groupés comme aux pires moments. Nous réalisons seulement tout à fait que la guerre est réellement finie pour nous. Nous ne songeons pas encore à ses séquelles. Tout est trop nouveau, tout est encore trop présent. Conscients que le pire est passé, les ex-soldats allemands persistent à s’organiser et à faciliter la tâche des Alliés qui s’empêtrent dans le laborieux travail de recensement et d’affectation des prisonniers, en vue d’un travail quelconque. Les organisateurs, prisonniers et bien souvent en haillons, circulent au milieu de leurs élégants vainqueurs occupés à la même besogne ardue. Des cigarettes vont aux lèvres des prisonniers sans que ceux-ci puissent rien offrir en contrepartie. Certains ont même eu du chewing-gum. Ils le mâchouillent en riant, puis l’avalent sans le faire exprès. Les ordres lancés par les Allemands en allemand retentissent. Des rangs se forment et se déforment. Va-t-on remonter en ligne ? Non, l’atmosphère est au beau fixe. C’est à ne pas croire ! Ce n’est pas possible !… Un connard de sous-off, pris au jeu, vient de gueuler d’une façon distraite à son groupe de prisonniers :
— Greift zum Gewehr ![vi]
Une houle de rigolade s’élève.
Les Américains s’énervent, sortent de leurs baraquements et nous engueulent. Cela devient encore plus drôle, mais nous devons absolument surveiller notre attitude. Le sous-off fautif qui réalise soudain l’incorrection de sa plaisanterie involontaire se fixe au garde-à-vous, attendant la réprimande. Trois officiers américains protestent dans leur langage et pourchassent finalement le délinquant qui s’accable encore davantage lui-même.
Un peu plus tard, les captifs font de longues queues et passent devant un service sanitaire. Certains sont hospitalisés. Les autres passent devant d’interminables bureaux où un service de recrutement les enverra relever les premières ruines d’un pays dévasté. Les commissions de contrôle et de vérification se suivent et étudient chaque cas. Ces commissions sont souvent formées de représentants des troupes alliées américaines, canadiennes, anglaises, françaises et belges. Mes lambeaux de papiers passent entre les mains d’un officier français qui m’a regardé à deux reprises. Il a relevé une troisième fois son regard sur moi et m’a questionné tout d’abord en allemand.
— Ceci est bien vos date et lieu de naissance ?
— Ja.
— Mais alors… ?
— Oui, repris-je en français. Je suis français par mon père.
Je parle le français maintenant aussi mal que je parlais l’allemand à Chemnitz.
L’autre se méfie et me regarde avec suspicion. Après un silence, il reprend, en français maintenant.
— Mais alors, vous êtes français ?
Je ne sais que répondre, les Allemands m’ont persuadé pendant trois ans que j’étais allemand.
— Je crois que oui, Herr Major.
— Comment, vous croyez que oui !
Silence embarrassé de ma part.
— Que foutez-vous dans ce bordel ?
Je ne sais que répondre.
— Je ne sais pas, Herr Major.
— Ne m’appelez pas Herr Major, je ne suis pas Herr Major. Appelez-moi « mon capitaine » et suivez-moi.
Le capitaine s’est levé et j’ai dû lui emboîter le pas. Dans les rangs gris-vert sale des vaincus, la haute silhouette amaigrie de Halls me suit des yeux. Je lui fais un petit signe significatif et murmure :
— Bleib hier, Halls, ich komme wieder.
— Qui est ce grand à qui vous parlez ? demanda le capitaine, énervé.
— Das ist mein Kamerad, Herr Kapitän.
— Cessez de parler allemand, puisque vous vous souvenez du français. Allez ! par ici !
J’ai suivi le Français par une succession de couloirs et la peur de ne pas retrouver Halls m’a soudain envahi. Finalement, je suis entré dans un bureau où quatre militaires français riaient et chahutaient avec une jeune femme qui parlait l’anglais, je crois.
Le capitaine a dit qu’il amenait un cas suspect, et j’ai subi un interrogatoire dispersé auquel j’ai dû répondre de façon peu convaincante. Ma tête n’était pas très bien sur mes deux épaules et ce que je répondais n’avait pas l’air très vrai.