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L’un d’eux, un officier également, m’accusa de traîtrise, me traita de tous les noms. Puis, comme je demeurais apathique, l’air absent, ils se lassèrent et m’expédièrent dans une petite pièce à l’étage au-dessous. Ils m’y abandonnèrent une journée et une nuit. Je passai là de tristes heures, pensant à mes amis de misère et surtout à Halls qui devait m’attendre en vain. J’eus le sinistre pressentiment que je ne le reverrais plus et une fébrile impatience m’empêcha de dormir.

Le lendemain, au matin, un lieutenant de très bonne humeur vint me dégager. Je fus reconduit au bureau de la veille et on me pria de m’asseoir. La chose me parut insolite et il me sembla entendre cette phrase pour la première fois de ma vie.

Puis, le jeune lieutenant compulsa des papiers et m’adressa la parole.

— Ce qui vous est arrivé nous a quelque peu surpris, hier. Nous savons maintenant que les Allemands ont effectivement entraîné de force dans leurs troupes des jeunes hommes dont le père seulement était de nationalité allemande. Si cela avait été, nous aurions dû vous garder quelque temps prisonnier. Vous, il s’agit de votre mère. Le cas diffère et nous ne pouvons vous retenir. J’en suis heureux pour vous, reprit-il très gentil. Nous vous avons donc libéré et c’est ce que mentionnent les papiers que je vais vous remettre. Vous allez pouvoir rentrer chez vous et retrouver votre vie d’autrefois.

Chez moi ! fis-je, comme s’il m’avait parlé de la planète Mars.

— Oui, chez vous.

Le lieutenant m’offrit un silence que je ne mis pas à profit, ayant du mal à réaliser ce qui m’arrivait et surtout à trouver mes mots.

— Néanmoins, je vous conseille, pour vous dédouaner, d’envisager un engagement pour une période dans les troupes françaises, cela afin même de vous faire rentrer dans le bon ordre des choses.

Mon visage demeurait impassible. Je songeais surtout à Halls et je ne comprenais qu’à moitié les propositions de l’aimable officier.

— Seriez-vous d’accord ?

— Oui, mon lieutenant, dis-je, inconscient.

— Je vous félicite de cette décision, signez ici.

Je signai de mon nom français, plus intrigué par le mot que j’écrivais et qui me semblait nouveau que par la charge que j’acceptais, sans en peser l’importance.

— Vous serez convoqué, fit l’autre, en fermant son dossier. Rentrez vite chez vous, et oubliez également cette aventure.

Je ne savais toujours que répondre. Même la bonne humeur du lieutenant se lassait. Il reprit néanmoins en m’accompagnant à la porte.

— Vos parents savent-ils où vous êtes ?

— Je ne crois pas, mon lieutenant.

— Vous ne leur avez pas écrit ?

— Si, mon lieutenant.

— Alors ! Et vos parents, vous avez bien dû recevoir de leurs nouvelles tout de même. Il y avait bien une poste chez les boches ?

— Oui, mon lieutenant, ils m’ont écrit, mais depuis près d’un an je n’ai plus de nouvelles.

Il me regarda, interloqué.

— Les cochons, dit-il, ils ne vous donnaient pas le courrier. Allez, mon vieux, rentrez chez vous et oubliez tout ça.

ÉPILOGUE

Le retour

— Oubliez tout ça !…

Dans le train qui roule sur la terre de France, à travers la campagne ensoleillée, ma tête tressaute contre le bois du dossier. Il y a des gens qui rient et qui ont l’air d’appartenir à un autre monde. Mes efforts restent vains, l’oubli demeure invisible.

Halls, que j’ai cherché partout et que je n’ai pu retrouver, emplit ma pensée, et si des larmes ne coulent pas sur mes joues, c’est que, depuis bien longtemps, j’ai appris à dissimuler mes peines. Halls, uni au souvenir terrible de la guerre qui gronde encore à mes oreilles. Halls, mon unique ami en ce bas monde. Halls, qui avait bien souvent porté ma charge quand je faiblissais trop. Il m’était impossible d’oublier tout cela, ainsi que tous les autres avec qui j’avais partagé notre terrible épreuve. Tous les autres, avec leur vie si poignante à laquelle s’était soudée la mienne.

Le train roulait et m’éloignait un peu plus chaque seconde de tout ce passé. Il aurait pu rouler des jours, et m’emmener de l’autre côté de la terre, le souvenir demeurait immobile à mes côtés.

Puis il y eut une gare. Mes bottes éculées qui avaient foulé la terre de Russie raclèrent le quai de ciment. Alentour, le décor anonyme que je connaissais bien réapparut à mes yeux désabusés. Rien n’avait changé. Il semblait dormir, et j’estimais qui mon arrivée insolite aurait pu le réveiller. Tout était comme autrefois. Il n’y avait que moi qui avais vraiment changé, et je sentais trop bien que je ne parvenais pas à m’imbriquer au décor.

Je demeurais là à regarder toutes ces choses qui me paraissaient si petites, avançant d’un pas lent et hésitant. Je vis soudain le regard des deux employés à la sortie, qui attendaient que je veuille bien évacuer pour disposer de leur temps. J’étais effectivement le dernier sur le quai, qui s’était rapidement vidé.

— Allons, pressons ! signifia l’un d’eux.

Je me hâtai et montrai les papiers qui me servaient de billet.

— C’est au chef de gare qu’il faut montrer ça, dit-il, suivez-moi.

Le chef de gare parcourut d’un air endormi ma paperasse et, comme il n’y comprenait vraisemblablement rien, il bombarda le tout de coups de tampon.

— Mannheim, fit-il, c’est en Bochie, ça ?

— Non, monsieur, fis-je, candide, c’est en Allemagne.

Il écouta mon affreux accent, et me jeta un œil mauvais.

— Pour moi, c’est la même chose, protesta-t-il.

Il me restait neuf kilomètres à faire pour arriver chez moi. Plus que neuf kilomètres pour boucler mon périple, pour revenir au point zéro. Il faisait beau et j’aurais dû courir de joie. Vers l’incroyable réalité que je rapprochais un peu plus à chaque pas. Pourtant, une angoisse nouait ma gorge et me coupait la respiration. Un sentiment inexplicable bousculait ma raison. La réalité qui m’entourait, que je pouvais voir, toucher, goûter. La gare, dont l’image naïve m’était apparue ; mon village, qui allait surgir tout à l’heure de cette cuvette humide et verte ; mes parents. Mes parents que je n’avais pas revus depuis si longtemps. Mes parents ! Une émotion intense m’interdisait même de les imaginer.

La réalité devenait soudain énorme et me faisait peur. La façade bordée d’une treille que j’avais quittée trois ans plus tôt, la façade sur laquelle se découpait l’encadrement de la porte, et, dans la pénombre du seuil, un homme et une femme âgés apparaissaient. Par la pensée, je suivais le dessin de ces silhouettes, et timidement mon père et ma mère émergeaient du cliché flou. Puis, la furtive image s’estompait, comme prise en flagrant délit, comme une chose interdite. Je voyais aussi mon petit frère. Je n’imaginais pas qu’il puisse avoir grandi.

Une sueur malsaine se mit à couler d’un seul coup sur mon corps décharné. Le désespoir qui s’était installé en moi à l’est était soudain violé par une réalité que j’avais oubliée et qui allait s’imposer de nouveau comme si rien ne s’était passé. La transition était trop grande, trop brutale. Un sas eût été nécessaire. Halls, les autres, la guerre, toutes ces choses pour lesquelles j’avais été obligé de vivre. Tous les noms aux côtés desquels j’avais regardé l’œil agrandi de terreur la mort venir à nous. Cette mort que nous avions pu terrasser, les noms de ceux qui m’y avaient terriblement aidé. Ces visages sans lesquels je n’aurais peut-être pas eu l’occasion de faire ces déductions. Toutes ces choses étaient inalliables avec ce qui m’arrivait aujourd’hui. Je ne pouvais les oublier, ni les renier, et ma position devenait intenable.