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Je reste éberlué, et jette un dernier regard vers les Russes qui se sont remis à scier. Ce sont donc là nos ennemis, ceux qui tirent sur les soldats allemands ! Sur les soldats dont je porte l’uniforme. Alors, pourquoi m’ont-ils souri ?

Pendant quinze jours encore je mène la vie de château avec mes compagnons de la 19e compagnie affectée au service de la Rollbahn ; j’oublie avec eux le triste souvenir de la 27e qui n’était formée que de types maussades. À leur décharge, je dois admettre que ces hommes étaient sous la croix gammée depuis 1940.

Ici, à la 19e, il n’y a que de très jeunes hommes comme moi. Tout est prétexte à rire et, quoique le temps soit devenu très mauvais, nous affrontons tous les jours l’instruction militaire à l’extérieur avec beaucoup d’enthousiasme.

L’hiver est arrivé avec ses déluges de pluie et de neige qui transforment la terre en bouillasse gluante. À la tombée de la nuit, nous rentrons couverts de boue et exténués, mais nous gardons toujours la joie qu’apporte la jeunesse dans un corps sain.

Toutes ces petites fatigues ne sont rien à côté de ce qui nous attend. Le soir, nous nous réchauffons tout de même dans nos lits confortables et nous plaisantons jusqu’à ce que le sommeil du juste vienne nous interrompre brusquement.

28 octobre. Le temps pas très froid reste néanmoins affreux.

Des nuages gris, chassés par des bourrasques de vent et de pluie filent dans le ciel vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Las d’être trempés, nos sous-offs ont renoncé à nous emmener à l’exercice. Nous passons la majeure partie de notre temps à nous perfectionner en conduite automobile et en mécanique. Je ne connais encore rien de plus désagréable que de fouiller dans un moteur sous une pluie battante.

Le thermomètre tourne toujours autour de 0°.

30 octobre. Il pleut et il fait froid.

Après le salut aux couleurs, on nous ordonne de nous rendre au magasin d’approvisionnement. Sans chercher à comprendre, nous nous dirigeons vers le lieu indiqué ; là au moins il ne pleut pas. Dans le magasin formé par un hangar assez important, les deux premières sections de notre compagnie achèvent de se faire servir. Les gars ressortent les bras chargés de provisions de toutes sortes, de couvertures, de chaussettes, etc. À mon tour, je touche quatre boîtes de sardines de marque française, deux gros saucissons de légumes sous cellophane, un paquet de biscuits vitaminés, deux plaquettes de chocolat suisse, du lard fumé, et à peu près 250 grammes de sucre en morceaux. Quatre pas plus loin, un magasinier dépose sur mes bras déjà encombrés une couverture imperméable, une paire de chaussettes et une paire de gants de laine. Près de la porte, on me remet par-dessus le marché une enveloppe de toile portant l’inscription « Pansement individuel de première urgence ». Sous la pluie qui persiste, je rejoins le groupe qui s’est formé autour d’un officier juché sur le plateau d’un camion. Bien protégé dans son long vêtement de cuir gris vert, il semble attendre que toute la compagnie soit rassemblée ; lorsqu’il juge que tout le monde est là, le lieutenant nous adresse la parole. Il parle trop vite pour que je le comprenne parfaitement. Cependant j’en retiens ceci :

— Vous allez quitter ce cantonnement pour convoyer plusieurs trains militaires vers un poste plus avancé. Vous venez de toucher des vivres pour huit jours ; joignez-les à votre paquetage. Tout le monde au rassemblement dans vingt minutes. Disposez !

En hâte, dans le silence de notre inquiétude, nous gagnons nos quartiers et rassemblons notre petit avoir. Tandis que je boucle mon sac à dos, mon voisin de lit me demande :

— Combien de temps allons-nous être partis ?

— Sais pas.

— J’ai écrit avant hier à mes parents de m’envoyer plusieurs livres.

— La poste militaire te fera suivre ton colis.

À cet instant, ce grand diable de Halls me frappe sur l’épaule.

— On va enfin voir des Russes ! hurle-t-il en ricanant.

J’ai l’impression qu’il rit pour se donner du courage. En fait, tout le monde est un peu ému, et malgré notre belle inconscience, l’idée de la guerre nous terrorise.

Une fois de plus, nous nous retrouvons dans la cour sous cette damnée pluie. On nous distribue un mauser à notre matricule et vingt-cinq cartouches. Je ne sais si c’est le fait de recevoir ces armes, mais nous sommes tous de plus en plus pâles. Sans doute sommes-nous excusables : aucun de mes fiers compagnons n’a plus de dix-huit ans. Pour mon compte, je n’en aurai dix-sept que dans deux mois et demi. Le lieutenant s’aperçoit de notre désarroi. Pour nous remonter le moral, il nous lit le dernier communiqué de la Wehrmacht : von Paulus est sur la Volga ; von Richthofen n’est plus très loin de Moscou ; Les Anglo-Américains ont subi des pertes énormes en tentant de bombarder les villes du Reich. À nos cris de Sieg heil, notre officier est rassuré. Toute la 19e compagnie est maintenant au garde-à-vous devant le drapeau.

Laus, notre feldwebel, est là, lui aussi, casqué et équipé ; au côté, il porte un long P.M. dans une gaine de cuir noir qui brille sous la pluie. Nous sommes tous silencieux, puis c’est l’ordre de départ, comme le coup de sifflet strident qui ébranle un express.

— Achtung ! Rechts um. Raus !

En rang par trois, nous quittons ce qui fut, pour les trois cents hommes de notre compagnie, le lieu de la première camaraderie dans la Wehrmacht. Nous traversons une fois de plus le pont de pierre et nous nous engageons sur la route que nous avons prise un mois et demi plus tôt lors de notre arrivée. À plusieurs reprises, je me retourne et jette un regard sur l’imposante masse grise du vieux château polonais que je ne reverrai jamais plus, et je céderais volontiers à la mélancolie si la présence de mes camarades à mes côtés ne venait me remonter le moral. La pluie a cessé. Nous arrivons à Bialystok, verte de soldats ; nous nous dirigeons vers la gare.

PREMIÈRE PARTIE

LA RUSSIE

(automne 1942)

Chapitre Premier

Vers Stalingrad

Minsk. Kiev. Le baptême du feu. Kharkov

Nous sommes maintenant stationnés le long d’un convoi de chemin de fer. On nous donne l’ordre de former les faisceaux sur le ballast et de déposer nos paquetages. Il est à peu près midi ou 1 heure. Laus a sorti quelques provisions de son sac et grignote. Son visage, quoique peu avenant, nous est devenu familier, et sa présence nous rassure. Son geste a été comme un signal, nous sortons nos vivres. Certains engloutissent la valeur de deux repas. Laus s’en aperçoit ; il se contente de déclarer :

— Bouffez ! Bouffez tout !… Mais pas de nouvelles distributions avant huit jours !

Nous n’avons pourtant l’impression de manger que la moitié de ce qu’il faudrait pour rassasier nos appétits de géants. Nous sommes un peu réchauffés.

Il y a deux heures que nous sommes là, et le froid commence à nous envahir. Nous marchons de long en large en échangeant quelques plaisanteries. Nous tapons des pieds pour les réchauffer. Quelques-uns trouvent le moyen d’écrire ; j’ai les doigts trop engourdis pour en faire autant. Je me contente d’observer. Il passe sans discontinuer des trains de matériel de guerre. Il y a un bel embouteillage à la gare, à peu près à 600 mètres. Cette gare de triage est très mal organisée : les convois avancent, reculent ensuite sur des tronçons de voies où d’autres compagnies, venues je ne sais d’où, font le poireau tout comme nous. Les types se déplacent et laissent passer le train qui repart bientôt en sens inverse. Quel encombrement !