Arturo PÉREZ-REVERTE
LE SOLEIL
DE BREDA
Les Aventures du Capitaine Alatriste 3
POINT
I
LE COUP DE MAIN
Bigre, que l’air est humide au bord des canaux hollandais par les petits matins d’automne. Quelque part au-dessus du rideau de brouillard qui voilait la digue, un soleil diffus éclairait à peine les silhouettes qui avançaient sur le chemin de la ville, prête à ouvrir ses portes pour le marché. Astre invisible, froid, calviniste et hérétique, indigne de son nom, qui jetait une lumière sale et grise dans laquelle se déplaçaient chars à bœufs, paysans avec leurs paniers de légumes, femmes en coiffes blanches, chargées de fromages et de cruches de lait.
J’avançais lentement dans la brume, ma besace à l’épaule, les dents serrées pour les empêcher de jouer des castagnettes avec ce froid. Je jetai un coup d’œil au terre-plein de la digue où le brouillard se confondait avec l’eau, mais je ne vis que les ombres floues des joncs, de l’herbe et des arbres. À dire vrai, il me sembla un instant distinguer un terne reflet métallique, comme aurait pu en jeter un morion, une cuirasse ou peut-être une lame d’acier. Mais l’haleine humide qui montait du canal l’engloutit presque aussitôt. La jeune fille qui marchait à côté de moi dut sans doute le voir elle aussi, car elle me lança un regard inquiet derrière les plis de son voile. Puis elle regarda les sentinelles hollandaises que l’on apercevait déjà, avec leurs plastrons, leurs casques et leurs hallebardes, devant la porte extérieure de la muraille, gris foncé dans ce gris qui enveloppait tout, devant le pont-levis.
La ville, un gros bourg, s’appelait Oudkerk. Elle se trouvait au confluent du canal Ooster, de la Merck et du delta de la Meuse, que les Flamands appellent Maas. Son importance était avant tout militaire, car elle commandait l’accès au canal par où les rebelles hérétiques envoyaient des secours à leurs compatriotes assiégés de Breda, distante de trois lieues. Une milice bourgeoise et deux compagnies régulières, dont une anglaise, y tenaient garnison. Les fortifications étaient solides et il aurait été impossible de prendre par la force la grande porte, protégée qu’elle était par un bastion, un fossé et un pont-levis. C’est pour cette raison que j’étais là, de si bon matin.
Je suppose que vous m’aurez reconnu. Je m’appelle Íñigo Balboa. À l’époque de cette histoire, j’avais quatorze ans bien comptés. Sans être présomptueux, j’oserai dire que, s’il n’est chasse que de vieux loup, j’avais malgré mon jeune âge chassé plus que d’aucuns. Après les dangereuses aventures qui avaient eu pour scène le Madrid de notre roi Don Philippe IV, au cours desquelles j’avais dû jouer de la dague et du pistolet, sans oublier celle où je faillis bien terminer mes jours sur le bûcher, mon maître, le capitaine Alatriste, et moi-même avions passé les douze derniers mois dans l’armée des Flandres. Le vieux Tercio de Carthagène s’était rendu par mer jusqu’à Gênes, puis il était remonté par Milan et ce qu’on appelait le chemin des Espagnols jusqu’à la région où les provinces rebelles nous faisaient la guerre. L’époque n’était plus celle des grands capitaines, des assauts massifs et des riches butins. La guerre était devenue une sorte de longue et ennuyeuse partie d’échecs durant laquelle les places fortes assiégées changeaient sans cesse de mains. Le courage y comptait souvent moins que la patience.
J’en étais donc là ce petit matin, perdu dans le brouillard, avançant d’un pas décidé vers les sentinelles hollandaises et la porte d’Oudkerk, à côté de la jeune fille qui dissimulait son visage derrière un voile, entouré de paysans, d’oies, de bœufs et de charrettes. Un paysan, peut-être un peu trop brun pour le pays – peau blanche, yeux bleus, presque tout le monde était blond autour de nous –, passa à côté de moi en marmottant tout bas ce qui me parut être un Ave Maria. Il pressa le pas comme pour rattraper quatre de ses compagnons, eux aussi maigres et foncés de teint, qui marchaient devant lui.
Nous arrivâmes presque en même temps devant les sentinelles postées sur le pont-levis, les quatre hommes qui allaient devant, le retardataire, la jeune fille à la coiffe et moi. Il n’y avait qu’un gros caporal rubicond, drapé dans une cape noire, et un autre soldat qui portait une longue moustache blonde. Je m’en souviens fort bien car il dit quelque chose en flamand, sans doute un compliment un peu leste, à la jeune fille qui se tenait à mes côtés. Son rire gras s’étouffa bientôt quand le paysan aux Ave Maria sortit une dague de son pourpoint et s’occupa de lui trancher la gorge. Le sang jaillit à gros bouillons, si fort qu’il éclaboussa ma besace au moment où je l’ouvrais et où les quatre autres, dans les mains desquels des dagues étaient apparues avec la vitesse de l’éclair, saisissaient les pistolets qu’elle contenait. Le gros caporal ouvrit la bouche pour donner l’alarme. En vain. Avant qu’il n’ait eu le temps de prononcer une syllabe, les nôtres lui mirent une dague en travers de la fraise, lui ouvrant une large boutonnière entre les deux oreilles. Quand il tomba dans le fossé, je m’étais débarrassé de ma besace et, ma dague entre les dents, je grimpai comme un écureuil sur un montant du pont-levis tandis que la jeune fille – elle ne portait plus de coiffe à présent et elle s’était transformée en un garçon de mon âge qui répondait au nom de Jaime Correas – escaladait comme moi l’autre côté du pont-levis pour couper les cordes et bloquer le mécanisme avec des coins de bois.
Oudkerk s’éveilla comme elle ne l’avait jamais fait dans son histoire. Les quatre hommes aux pistolets et celui de l’Ave Maria s’éparpillaient déjà dans le bastion, donnant des coups de dague à gauche et à droite, tirant sur tout ce qui bougeait. Le pont était bloqué. Mon compagnon et moi nous nous laissâmes redescendre à terre. De la berge de la digue montait une clameur rauque : le cri de cent cinquante hommes qui avaient passé la nuit dans le brouillard, de l’eau jusqu’à la ceinture, et qui en sortaient maintenant en hurlant « Saint Jacques ! Saint Jacques !… Espagne et saint Jacques ! », décidés à se réchauffer par le sang et le feu. L’épée au poing, ils remontèrent le terre-plein, coururent sur la digue jusqu’au pont-levis, s’emparèrent du bastion, puis, terrorisant les Hollandais qui tournaient en rond comme des oies affolées, entrèrent dans la petite ville où ils se mirent tranquillement à égorger.
Aujourd’hui, les livres d’histoire qui parlent de l’assaut d’Oudkerk comme d’une tuerie, qui dénoncent la furia española à Anvers et tout le saint-frusquin, soutiennent que, ce matin-là, le Tercio de Carthagène se comporta avec une singulière cruauté. Mais il se trouve que j’y étais. Bien sûr, les premiers moments furent une boucherie sans quartier. Mais, je vous le demande, de quelle autre façon prendre d’assaut avec cent cinquante hommes une place hollandaise fortifiée, défendue par sept cents soldats ? Seule l’horreur d’une attaque surprise et sans pitié pouvait briser d’un coup l’échine des hérétiques. Nos hommes s’y employèrent avec toute la rigueur professionnelle de l’infanterie espagnole. Notre mestre de camp, Don Pedro de la Daga, nous avait donné l’ordre de tuer beaucoup et bien au début, pour terroriser les défenseurs et les obliger à se rendre sans tarder. Le sac de la ville attendrait que la prise soit bien assurée. Je vous épargne les détails. Il suffira de dire que ce n’était partout que va-et-vient de tirs d’arquebuse, cris et coups d’épée. Pas un Hollandais mâle de plus de quinze ou seize ans, parmi ceux que rencontrèrent nos hommes au début de l’assaut alors qu’ils se battaient, s’enfuyaient ou se rendaient, ne survécut pour raconter la bataille.
Notre mestre de camp avait raison. La panique de l’ennemi fut notre première alliée et nous n’essuyâmes guère de pertes. Dix ou douze tout au plus, en comptant morts et blessés. Ce qui n’est pas grand-chose, pardieu, quand on pense aux deux cents hérétiques que les villageois enterrèrent le lendemain. Bref, la place tomba toute mûre entre nos mains. Le gros de la résistance se manifesta à la maison communale, où une vingtaine d’Anglais se réfugièrent avec un semblant d’ordre. Personne ne les avait invités à tenir les cordons du poêle, mais les Anglais étaient devenus alliés des rebelles depuis que notre roi avait refusé à leur prince de Galles la main de l’infante Maria. Quand les premiers Espagnols arrivèrent sur la grand-place, le sang dégouttant de leurs dagues, de leurs piques et de leurs épées, les Anglais les accueillirent avec une salve de mousquets tirée du balcon de la maison communale. Les nôtres le prirent très mal. Un peu de poudre, d’étoupe et de poix, et ils mirent le feu à l’hôtel de ville avec les vingt Anglais qui s’y trouvaient, puis ils les attendirent à la sortie avec leurs épées et leurs arquebuses. Mais tous ne sortirent pas.