Je lisais donc, assis au soleil, m’arrêtant de temps en temps pour méditer les leçons profitables qui abondent dans cet ouvrage. J’avais moi aussi ma Dulcinée, comme vous vous en souviendrez peut-être, même si mes chagrins d’amour ne naissaient point du dédain de la maîtresse de mon cœur, mais bien de sa perfidie, comme je l’ai raconté dans un autre récit. Dans ce doux piège, j’avais été à deux doigts de perdre l’honneur et la vie – le souvenir d’un certain talisman maudit me cuisait encore –, et pourtant je ne pouvais oublier ces boucles blondes et ces yeux bleus comme le soleil de Madrid, ni ce sourire pareil à celui du diable quand, par l’intercession d’Eve, Adam croqua la fameuse pomme. Selon mes calculs, l’objet de ma flamme devait avoir déjà treize ou quatorze ans. L’imaginer à la Cour, au milieu des promenades, côtoyant pages, mirliflores et godelureaux, me faisait goûter pour la première fois la noire morsure de la jalousie. Ni ma vigueur naissante, ni les périls de la guerre, ni la présence auprès du régiment de cantinières et de gourgandines à soldats, ni même les Flamandes – ma foi, les Espagnols ne furent pas toujours avec elles d’aussi terribles ennemis qu’avec leurs pères, frères et époux – ne suffisaient à me faire oublier Angélica d’Alquézar. J’en étais là, absorbé dans ma lecture, quand de nouvelles rumeurs et inquiétudes vinrent m’en arracher. Il allait y avoir revue du régiment et les soldats allaient et venaient avec leurs armes et leurs paquetages. Le mestre de camp en personne avait ordonné à la troupe de se rassembler dans une plaine située près d’Oudkerk, ce gros bourg que nous avions emporté à la pointe de l’épée quelque temps auparavant et qui était devenu le quartier général de la garnison espagnole, au nord-ouest de Breda. Mon camarade Jaime Correas, qui arriva avec l’escouade de l’enseigne Coto, me raconta, quand nous nous unîmes à eux pour parcourir le mille qui nous séparait d’Oudkerk, que le passage en revue des troupes, décidé du jour au lendemain, avait pour objet de résoudre de vilaines questions de discipline survenues la veille entre soldats et officiers. Les rumeurs allaient bon train parmi les soldats et les valets alors que nous avancions sur la digue vers la plaine voisine, et il se disait de tout, sans que les ordres que, de temps en temps, donnaient les sergents suffisent à faire taire les hommes. Jaime marchait à côté de moi, chargé de deux piques courtes, d’un morion de cuivre de vingt livres et d’un mousquet de l’escouade dans laquelle il servait. Pour ma part, je portais sur le dos les arquebuses de Diego Alatriste et de Mendieta, un havresac en peau de génisse bien plein et plusieurs poires à poudre. Jaime me mit au courant. Apparemment, dans le but de fortifier Oudkerk avec des bastions et des tranchées, les officiers avaient ordonné aux simples soldats de ramasser des mottes de terre pour en faire des fascines, leur promettant de l’argent pour soulager la pauvreté dans laquelle, comme je l’ai dit, tous se trouvaient, à cause de la cherté des vivres et de nos soldes qui n’arrivaient toujours pas. Autrement dit, ceux qui mettraient la main à la pâte recevraient la prime convenue à la fin de chaque journée. Nombreux furent ceux qui acceptèrent ce pis-aller, mais plusieurs haussèrent le ton et dirent que, s’il y avait des espèces sonnantes et trébuchantes, le paiement de leur solde devait passer avant les fortifications et que les soldats ne devaient pas être astreints à quelque travail que ce soit pour recevoir leur dû. Ils préféraient, disaient-ils, rester dans le besoin plutôt que d’obtenir ce qu’on leur devait de cette manière où se disputaient vilement la faim et l’honneur. Mieux valait pour un hidalgo – et tous prétendaient l’être – mourir de faim et sauvegarder son honneur que de devoir la vie au maniement de pelles et de pics. Des groupes animés s’étaient formés et les langues étaient allées bon train. Le sergent d’une compagnie avait rudoyé un arquebusier de la compagnie du capitaine Torralba. Soupe au lait, l’homme, avec l’aide d’un de ses camarades, et bien qu’ils l’eussent reconnu comme sergent à sa hallebarde, lui avait fait un mauvais parti, lui donnant un tel coup de lame que c’était miracle qu’il ne soit pas passé de vie à trépas. On s’attendait donc à un châtiment public des coupables. Le mestre de camp voulait que tout le tercio, à l’exception des sentinelles indispensables, y assiste.
Nous autres les valets marchions avec la troupe en échangeant des propos semblables. Dans l’escouade de Diego Alatriste, tous n’étaient pas du même avis. Le plus exalté était Curro Garrote et le plus indifférent, comme d’habitude, Sebastián Copons. De temps en temps, je lançais un regard inquiet à mon maître, curieux de savoir ce qu’il pensait. Mais il marchait en silence, comme s’il n’entendait rien, sa dague glissée sous son ceinturon, son épée se balançant à chaque pas qu’il faisait, répondant sèchement quand quelqu’un lui adressait la parole, son visage taciturne plongé dans l’ombre de son chapeau.
— Pendez-les, dit Don Pedro de la Daga.
Tranchante et dure, la voix du mestre de camp s’était élevée dans le silence de mort de l’esplanade. Les compagnies formaient un grand rectangle ouvert sur un côté, les porte-drapeaux au centre, entourés des piquiers, tandis que les arquebusiers garnissaient les angles. Les mille deux cents soldats du tercio étaient tellement silencieux qu’on aurait pu entendre une mouche voler entre leurs rangs. En d’autres circonstances, la parade aurait été belle à regarder, avec tous ces hommes bien alignés – mal vêtus il est vrai, avec leurs habits reprisés qui n’étaient parfois plus que des hardes, et encore moins bien chaussés, mais ceintures et baudriers étaient impeccablement graissés, et plastrons, morions, fers de pique, canons d’arquebuse et toutes sortes d’armes brillaient sur l’esplanade, propres et bien polis. Mucrone corusco, aurait sans doute dit l’aumônier du régiment, le père Salanueva, s’il avait été sobre. Tous portaient leurs bandes d’un rouge fané, ou comme moi, cousue sur le pourpoint ou sur la casaque, la croix rouge de Saint-André, signes qui permettaient aux Espagnols de se reconnaître dans le feu du combat. Dans le quatrième côté de ce rectangle, à côté de l’étendard du régiment, entouré de son état-major et des six hallebardiers allemands de sa garde personnelle, Don Pedro de la Daga était à cheval, nu-tête, le visage fier, une collerette de dentelle wallonne sur sa cuirasse à tassettes de bon acier milanais repoussé, épée damasquinée à la ceinture, ganté de daim, la main droite sur la hanche, l’autre tenant les rênes de sa monture.
— A un arbre mort, ajouta-t-il.
Puis, tirant brusquement sur les rênes, il fit caracoler son cheval face aux douze compagnies du tercio, comme si celles-ci voulaient défier son ordre, qui ajoutait à la mort le déshonneur de la corde et qui privait même les condamnés de branches vertes pour les accompagner dans leur dernier voyage. J’étais avec les autres valets, tout près de la formation, à l’écart des femmes, des curieux et de la racaille qui contemplaient de loin le spectacle. À quelques pas de l’escouade, j’entendis plusieurs soldats des derniers rangs, dont Garrote, murmurer tout bas. Quant à Alatriste, il était toujours impassible, le regard fixé sur le mestre de camp.