Le général regarda attentivement les cicatrices dont le visage du vétéran était couvert. Il lui avait parlé pour la première fois vingt ans plus tôt, quand les Espagnols avaient tenté de secourir L’Écluse.
Surpris par une charge de cavalerie. Don Ambrosio avait dû se réfugier dans un carré formé par ce soldat et ses compagnons. Près d’eux, oubliant son rang, l’illustre Génois était descendu de son cheval et s’était battu pour sauver sa peau à la pointe de son épée au milieu de la fusillade. La journée avait été longue. Il ne l’avait pas oubliée, Alatriste non plus.
— Je vois, dit Spinola. Don Gonzalo de Córdoba m’a rapporté qu’à Fleurus vous vous étiez battus comme de beaux diables.
— Don Gonzalo n’a pas menti : presque tous les camarades sont restés là-bas.
Spinola se gratta le menton, comme s’il venait de se souvenir de quelque chose.
— Et je ne vous ai pas donné le grade de sergent ?
Alatriste secoua lentement la tête.
— Non, Excellence. J’ai été nommé sergent en mille six cent dix-huit, quand Votre Excellence s’est souvenue de L’Écluse.
— Et comment se fait-il que vous soyez à nouveau simple soldat ?
— J’ai perdu ma place un an plus tard, à cause d’un duel.
— Une affaire grave ?
— Un porte-drapeau.
— Mort ?
— On ne peut plus.
Le général réfléchit un instant, puis il échangea un regard avec les officiers qui l’entouraient, fronça les sourcils et fit le geste de poursuivre son chemin.
— Vive Dieu, dit-il. Je suis surpris qu’on ne vous ait pas pendu.
— C’était juste avant la mutinerie de Maastricht, Excellence.
Alatriste avait parlé sans s’émouvoir. Le général s’arrêta un instant, cherchant dans sa mémoire.
— Oui, je me souviens à présent – les rides de son front s’étaient effacées et il s’était remis à sourire. Les Allemands et le mestre de camp dont vous avez sauvé la vie… Ne vous a-t-on pas consenti une prime de huit écus pour votre geste ?
Alatriste secoua encore la tête :
— Non, vous voulez parler de la Montagne-Blanche, Excellence, quand nous sommes montés derrière M. de Bucquoi vers les fortins qui se trouvaient plus haut, avec M. le capitaine Bragado qui est ici même… Quant aux écus, on ne m’en a donné que quatre. Je n’ai pas vu la couleur des quatre autres.
Don Ambrosio ne se départit point de son vague sourire, comme s’il écoutait la pluie tomber. Il regardait autour de lui d’un air distrait.
— Bien, conclut-il. De toute façon, je suis heureux de vous revoir… Puis-je faire quelque chose pour vous ?
Immobile, Alatriste souriait et les rides qui encerclaient ses yeux se détendirent un peu.
— Je ne pense pas, Excellence. Aujourd’hui, je touche six demi-soldes en retard et je ne peux pas me plaindre.
— J’en suis heureux. Et j’ai plaisir à cette rencontre de vétérans… – il tendit une main amicale, comme s’il allait donner une petite tape sur l’épaule du capitaine, mais le regard d’Alatriste, fixe et moqueur, sembla l’en dissuader. Je veux parler de vous et de moi.
— Naturellement, Excellence.
— Entre… hum, soldats.
— Oui, Excellence.
Don Ambrosio s’éclaircit la gorge, sourit une dernière fois et jeta un regard sur les autres groupes. Sa voix était déjà absente.
— Bonne chance, capitaine Alatriste.
— Bonne chance, Excellence.
Et le marquis des Balbases, capitaine général des Flandres, passa son chemin, en route pour la gloire qu’allait lui accorder pour la postérité, sans qu’il le sache et avant que nous ayons à nous charger du gros du travail, la grande toile de Diego Velázquez, mais aussi – avec les Espagnols, il y a toujours un revers à la médaille – promis à la calomnie et à l’injustice d’une patrie adoptive qu’il servait si généreusement. Car tandis que Spinola multipliait victoires pour un roi ingrat, comme le furent tous les rois de ce monde, d’autres lui coupaient l’herbe sous le pied à la Cour, bien loin des champs de bataille, le discréditant aux yeux de ce monarque aux gestes languides et à l’âme bien mal trempée, qui, d’un naturel bienveillant et faible, se tint toujours loin des lieux où il aurait pu recevoir d’honorables blessures et qui, plutôt que de s’habiller pour la guerre, le faisait pour les bals du palais et même pour les danses paysannes qu’enseignait Juan de Esquivel dans son académie. Cinq ans plus tard seulement, le vainqueur de Breda, cet homme intelligent et habile, soldat accompli, homme de cour et amant de l’Espagne jusqu’au sacrifice, sur qui Don Francisco de Quevedo écrirait bientôt :
Tout le Palatinat tu l’as assujetti à la couronne espagnole, et par ta présence la fureur hérétique en resta estourbie.
En Flandres ta valeur révéla ton absence, en Italie ta mort, et lorsque tout fut dit, Spinola nous laissa une douleur immense mourrait, malade et désabusé, avec pour seul salaire ce que notre terre de Caïns, marâtre plus que mère, toujours vile et misérable, accorde à ceux qui l’aiment et la servent bien : l’oubli, le poison que sécrètent l’envie, l’ingratitude et le déshonneur. Pis encore, le pauvre Don Ambrosio s’en irait avec l’assistance d’un ennemi, Jules Mazarin, italien de naissance comme lui, futur cardinal et ministre de France, le seul qui lui apporta quelque consolation à un pas de son lit de mort et à qui notre pauvre général allait confier, dans un délire sénile : « Je meurs sans honneur ni réputation… On m’a tout pris, l’argent comme l’honneur… J’étais un homme de bien… Ce n’est pas le paiement que méritent quarante années de services. »
Quelques jours après la fin de la mutinerie, il m’arriva quelque chose de singulier, le jour même de la distribution de nos soldes, quand notre tercio obtint une journée de permission avant de revenir au canal Ooster. Oudkerk s’était transformée en fête espagnole et même les Hollandais renfrognés que nous avions attaqués des mois plus tôt se firent plus souriants quand l’or commença à pleuvoir sur la petite ville. La présence de soldats aux poches pleines fit apparaître, comme par enchantement, des victuailles que l’on aurait pu croire englouties dans les entrailles de la terre. La bière et le vin – ce dernier plus apprécié par nos troupes, qui appelaient l’autre de la pisse d’âne, comme le fit le grand Lope de Vega – coulaient à flots. Jusqu’au tiède soleil qui fut de la partie, accompagnant bals de rues, musique et jeux divers. Les maisons qui arboraient une enseigne représentant un cygne ou des courges – je veux parler des bordels et des tavernes ; en Espagne, nous utilisions des rameaux de laurier ou de pin – firent des affaires en or. Les blondes à la peau blanche retrouvèrent leur sourire hospitalier, et plus d’un mari, père ou frère détourna les yeux ce jour-là, de plus ou moins bon cœur, tandis que les femmes empesaient les pans de nos chemises. Il n’est de peine qui ne passe mieux avec le tintement de l’or, métal qui raffermit les volontés et répare les honneurs bafoués. Il est vrai que les Flamandes, délurées dans leurs manières et leur conversation, étaient bien différentes de nos Espagnoles saintes-nitouches. Elles se laissaient facilement prendre les mains et baiser sur le visage, si bien que ce n’était point une entreprise ardue que de se lier d’amitié avec celles qui professaient la foi catholique, au point que bon nombre d’entre elles accompagnèrent nos soldats lorsqu’ils rentrèrent en Italie ou en Espagne, quoique sans aller aussi loin que Flora, l’héroïne du siège de Breda, à qui Pedro Calderón de la Barca, sans doute en exagérant un peu, prêta des vertus, un sens castillan de l’honneur et un amour des Espagnols que je n’ai, pour ma part – et je suis sûr que Calderón non plus –, jamais trouvés chez une Flamande.