Enfin. Je vous racontais que là-bas, à Oudkerk, le cortège habituel des troupes en campagne – épouses de soldats, putains, cantiniers, brelandiers et gens de même acabit – s’était installé hors des murs. Les soldats allaient et venaient entre ce petit marché et la ville, troquant leurs hardes contre des vêtements neufs, achetant des plumes pour leur chapeau et d’autres ornements à la mode – on sait bien que ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour –, manquant bien souvent aux dix commandements, sans parler des vertus théologales et cardinales. En somme, c’était la fête, ou ce que les Flamands appellent une kermesse. On se serait cru en Italie, disaient les vétérans.
Jeune et bouillant comme je l’étais, je ne voulais rien perdre de ce que je voyais autour de moi. Avec mon camarade Jaime Correas, je baguenaudais toute la journée. Malgré mon peu de goût pour le vin, j’en bus du plus cher, comme les autres. C’était une habitude de vrai soldat que de boire et de jouer, et les connaissances ne me manquaient pas pour m’offrir une bonne rasade. Quant au jeu, je n’y participai point, faute d’avoir quelque chose à jouer, car les valets d’armée ne touchaient ni solde ni récompenses. Mais je regardais les soldats qui se pressaient autour des tambours sur lesquels roulaient les dés et s’étalaient les cartes. Si le dernier de nos miles gloriosus n’observait pas les dix commandements et savait à peine lire et écrire, tous auraient lu le bréviaire aussi bien que les quarante-huit cartes d’un jeu si les lettres s’étaient écrites avec des as de carreau.
Les dés et les osselets roulaient sur la peau des tambours et l’on battait habilement les cartes. On se serait cru au Potro de Cordoue ou dans la cour des Orangers, à Séville. Ce n’étaient que tintement de pièces de monnaie et cartes battues tandis que l’on jouait au brelan, au piquet, à la manille, au lansquenet. Le camp était devenu un immense tripot où rusaient les « A moi », « A ton tour », « Fils à putain », « Foutre Dieu », « Je passe », « Par la sainte Vierge », car dans ces circonstances parlent toujours plus haut que les autres ceux qui dans la bataille montrent moins leurs armes que leur peur, mais retrouvent leur vaillance dès qu’ils regagnent l’arrière-garde. Certains jouèrent ce jour-là la solde de six mois pour laquelle ils s’étaient mutinés, perdant tout dans des coups de hasard aussi mortels que des coups de lame. Ce n’est pas toujours une métaphore, car de temps en temps un tricheur se faisait prendre sur le fait avec une carte rognée ou un dé lesté au vif-argent. Pleuvaient alors les « Tu triches, ma parole, tu mens comme un arracheur de dents ». On en venait aux mains, on se faisait égratigner par une dague, on se donnait de grands coups avec le plat des épées, on se saignait allègrement, mais pas à la manière des barbiers ou des disciples d’Hippocrate :
Quelle engeance est-ce là ? Sont-ce des gens de bien ? Soldats et Espagnols : à plumes et ramage, tout en mots, en brocards et tout en faux courage, arrogants et bravaches, et servant le Malin.
Je vous ai déjà dit que c’est à cette époque que la guerre des Flandres eut raison de mon pucelage, comme d’autres choses d’ailleurs. Ce jour-là, je vins avec Jaime Correas me présenter devant un grand chariot couvert. À l’abri d’une bâche, entouré de quelques tables, certain patron de bordel, œuvre pieuse s’il en est, soulageait avec le concours de trois ou quatre paroissiennes les ardeurs viriles de la troupe.
Il est six ou sept façons de femmes en racolage flânant à cette heure, Othon, le long de ces verts rivages.
Une de ces dames était bien mise, agréable de visage, raisonnablement jeune et bien tournée. Mon camarade et moi avions placé sur elle une bonne partie du butin que nous avions amassé lors du sac d’Oudkerk. Nous avions les poches vides ce jour-là. Mais la femme, mi-espagnole, mi-italienne, qui se faisait appeler Clara de Mendoza – je n’ai jamais connu de catin qui ne prétendît s’appeler de Mendoza ou de Guzmán, même si ses parents avaient élevé des cochons –, nous faisait les yeux doux pour quelque raison qui m’échappe, à moins que ce ne fussent l’insolence de notre jeunesse et la légende, peut-être, qui veut qu’un garçon dépucelé et satisfait est un ami pour la vie. Nous allâmes donc tramer de son côté, plus pour la regarder que pour autre chose, notre escarcelle étant trop plate pour songer à mieux. La Mendoza, pourtant occupée à remplir les devoirs de sa charge, eut le culot de nous adresser quelques mots affectueux et un sourire radieux, même s’il lui manquait plus d’une dent. Un bravache de soldat avec qui elle faisait commerce de ses charmes le prit très mal. C’était un Valencien bâti comme un colosse, moustaches sans un poil blanc, barbe de traître et fort peu patient. Il nous dit de ficher le camp et, joignant le geste à la parole, il donna un coup de pied à mon camarade et se fendit d’une gifle pour moi. Nous n’en demandions pas tant. Le coup fit essentiellement mal à mon amour-propre. Ma jeunesse, que la vie quasi militaire avait rendue peu patiente, surtout lorsque la raison de la déraison s’en prenait à mes raisons, réagit comme il se devait : ma main droite s’en fut toute seule à ma ceinture, là où je gardais ma bonne dague de Tolède en travers des reins.
— Remerciez le Ciel, lui dis-je, que nous soyons de condition différente.
Je n’allai point jusqu’à dégainer, mais mon geste fut bien celui d’un garçon de mon Oñate natal. J’avais voulu dire que je n’étais qu’un petit valet de cette armée, alors que lui était un soldat accompli. Mais le reître se fâcha tout rouge, croyant que je mettais en doute la qualité de sa personne. Le fait est que la présence de témoins piqua au vif le soudard. L’homme avait le sac plein, c’est-à-dire qu’entre son gosier et son ventre il devait y avoir quelques bonnes chopines de fino. Sans autres préambules, en un clin d’œil il se rua sur moi comme un fou, sa Durandal à la main. Les curieux s’écartèrent et personne ne chercha à l’arrêter, croyant sans doute que j’étais assez grand pour conforter mes propos dans les faits. Que le diable emporte ceux qui me laissèrent en si fâcheuse posture, car bien cruelle est la condition humaine quand il y va d’un bon spectacle et que personne parmi les curieux ne se sent une vocation de sauveur. Et moi qui ne pouvais plus à présent ravaler mes paroles, je n’eus d’autre choix que de dégainer ma dague pour rendre la partie égale, ou du moins espérer ne pas terminer ma carrière militaire comme un poulet à la broche. La vie aux côtés du capitaine Alatriste et l’exercice que j’avais pris en Flandres m’avaient enseigné quelques petites choses. J’étais un garçon vigoureux et de stature raisonnable. De plus, la Mendoza nous regardait. Je reculai donc devant la lame du Valencien, sans le quitter des yeux. Tout à son aise, l’homme commença à jouer de son épée, me décochant des coups qui, sans être mortels, vous laissent fort mal en point. La fuite m’était interdite, à cause du qu’en-dira-t-on. Mais je ne pouvais m’imposer, n’ayant pas l’avantage de l’arme. J’aurais voulu lui donner un coup de dague, mais je gardais la tête froide, malgré mon angoisse. Je savais que je serais en fâcheuse posture si je le manquais. L’autre continuait à m’attaquer avec la fougue d’un Turc et je reculai, bien conscient que je lui étais inférieur par les armes, le corps, la force et l’adresse. Très habile, la main sûre lorsqu’il était sobre, il se servait d’une épée alors que moi je n’étais qu’un garçon armé d’une dague et n’avais pour tout bouclier que mon courage. Selon mes comptes, celui qui tomberait – moi, à coup sûr – serait tout le butin de cette escarmouche.
— Viens par ici, chenapan, dit le reître.
Alors qu’il parlait, le vin dont il avait l’estomac rempli le fit vaciller. Sans me le faire dire deux fois, je fonçai sur lui et, avec l’agilité de mon âge, je parvins tant bien que mal à éviter sa lame en me couvrant le visage de la main gauche au cas où il m’aurait arrêté dans mon élan. Je lui donnai un fort joli coup de dague, de droite à gauche et de bas en haut, qui, s’il avait été plus long, aurait privé le roi d’un de ses soldats et Valence d’un de ses fils préférés. Mais ma bonne étoile fit que je pus reculer sans mal. Je n’avais fait que frôler mon adversaire au bas-ventre, lui arrachant un « Foutre Dieu » qui fît rire l’assistance et me valut aussi quelques applaudissements. Les témoins avaient pris mon parti. Maigre consolation.