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Quoi qu’il en soit, mon attaque avait été une erreur, car tous savaient dorénavant que je n’étais pas un pauvre garçon sans défense. Plus personne n’allait s’interposer, et même mon camarade Jaime Correas m’encourageait, ravi du spectacle que je donnais. Malheureusement, mon coup avait eu pour effet de dessaouler le Valencien, qui, maintenant plein d’assurance, m’attaquait de nouveau, prêt à me charcuter avec la pointe de sa lame. Ce n’était plus le moment de jouer. Horrifié à l’idée de m’en aller sans confession dans l’autre monde, mais ne sachant que faire pour me tirer de ce mauvais pas, je décidai de jouer le tout pour le tout une deuxième et dernière fois en me coulant entre l’épée du Valencien et son ventre, pour me cramponner à lui vaille que vaille et le frapper jusqu’à ce que lui ou moi aille faire un tour chez le diable. Privé d’absolution et de saint chrême, je trouverais bien le moyen de m’expliquer avec saint Pierre. Quand, des années plus tard, je lus ce qu’avait écrit un Français sur les Espagnols – « une fois décidés à frapper, ils s’exécutent même si on les taille en pièces » –, je pensai que personne n’avait mieux exprimé la décision que je pris alors. Je retins mon souffle, serrai les dents, attendis que mon adversaire fonde sur moi et, profitant d’un instant où la pointe de sa tolédane s’éloignait de moi, je voulus foncer sur lui, dague au poing. Et je l’aurais fait, morbleu, si des mains vigoureuses ne m’avaient subitement pris par le cou et le bras, en même temps qu’un corps se plaçait devant moi. Quand je levai la tête, surpris, je vis les yeux glacés du capitaine Alatriste.

— Ce garçon est bien peu de chose pour un gaillard de votre trempe.

La scène s’était un peu déplacée et la dispute avait pris un tour nouveau, relativement discret. Diego Alatriste et le Valencien se trouvaient à une cinquantaine de pas, au pied d’une digue qui les cachait aux yeux des soldats du camp. Sur la digue, haute de huit ou dix coudées, les camarades de mon maître – Llop, Rivas, Mendieta et quelques autres, dont Sebastián Copons, qui m’avait immobilisé dans ses mains de fer et auprès de qui je me tenais à présent – tenaient les curieux à distance, mine de rien, formant une barrière que personne ne pouvait franchir. De temps en temps, Copons levait la tête par-dessus la digue pour voir ce qui se passait au bord du canal. Autour de moi, les camarades d’Alatriste jouaient fort bien leur jeu, regardant tantôt d’un côté, tantôt de l’autre. L’air résolu, les moustaches retroussées, la main sur le pommeau de leur épée, ils décourageaient ceux qui auraient voulu s’approcher pour contempler le spectacle. Et pour que tout se déroule dans les règles, ils avaient aussi fait venir deux connaissances du Valencien, au cas où l’on aurait eu besoin de témoins.

— Tu ne voudrais pas qu’on t’appelle Croque-mitaine, ajouta Alatriste.

Il avait parlé d’une voix moqueuse mais cassante. Le Valencien lâcha un juron que nous pûmes tous entendre du haut du terre-plein. Les vapeurs du vin qu’il avait bu avaient disparu comme par enchantement. Furibond, son épée dans la main droite, il passait son autre main dans sa barbe et sa moustache. Malgré son aspect menaçant, le juron et son épée au clair, on voyait bien que le susdit n’avait aucune envie de se battre, sinon il se serait déjà jeté sur le capitaine pour le prendre de vitesse. Seuls son misérable amour-propre et son attitude peu brillante envers moi l’avaient poussé à venir jusqu’ici. De temps en temps, il lançait un coup d’œil au sommet du terre-plein, comme s’il espérait encore l’intervention de quelqu’un avant que les choses ne se gâtent. Mais il observait surtout les mouvements de Diego Alatriste, qui, très lentement, comme s’il avait tout le temps devant lui, avait ôté son chapeau et faisait passer sa bandoulière aux douze apôtres par-dessus sa tête pour la poser par terre, à côté de son arquebuse, au bord du canal, puis commençait à défaire les boutons de son pourpoint avec le même flegme.

— Un homme valeureux comme toi… continua le capitaine en regardant le Valencien dans les yeux.

En s’entendant tutoyer pour la seconde fois, et avec tant d’ironie, le Valencien vit rouge et renâcla. Il regarda les soldats qui se trouvaient sur le terre-plein, fit un pas en avant, un autre de côté, puis fendit l’air de droite à gauche avec son épée. Sauf avec des personnes de conditions très différentes, le tutoiement était une formule peu courtoise que les Espagnols, toujours chatouilleux sur la politesse, prenaient souvent comme une insulte. À Naples, le comte de Lemos et Juan de Zúñiga mirent un jour la main à l’épée, imités par leur suite et même leurs domestiques, ce qui faisait cent cinquante lames au clair, parce que le premier avait donné au second du « Votre Excellence » au lieu de « Votre Seigneurie », et l’autre du « Votre Seigneurie « au lieu de « Votre Grandeur ». Par conséquent, l’affaire était claire. Manifestement, le Valencien prenait mal ce tutoiement et, malgré son indécision – il était évident qu’il connaissait de vue et de réputation l’homme qui se trouvait en face de lui –, il n’avait d’autre choix que de se battre. Le simple fait de rengainer son épée, avec laquelle il fanfaronnait, devant un autre soldat qui le tutoyait aurait été un grand affront à sa réputation. Or, à l’époque, la réputation valait quelque chose. Ce n’est pas en vain que les Espagnols se battirent durant un siècle et demi en Europe, se ruinant pour défendre la vraie religion et leur nom, alors que les luthériens, calvinistes, anglicans et autres maudits hérétiques, même s’ils assaisonnaient leur marmite avec de grandes cuillerées de Bible et de liberté de conscience, le firent en réalité pour que leurs commerçants et leurs Compagnies des Indes gagnent plus d’argent. Les questions de réputation les laissaient de glace si elles ne s’accompagnaient pas d’avantages pratiques. Hélas, nous autres Espagnols, nous nous sommes toujours laissé guider moins par le sens pratique que par les ora pro nobis et le qu’en-dira-t-on.

— Occupez-vous de vos oignons, dit le Valencien d’une voix rauque.

— Tu as raison, reconnut Alatriste, comme s’il avait longtemps réfléchi. Mais j’aurais cru qu’un vrai soldat comme toi voudrait un combat plus égal… Je me mets donc à ta disposition.

Bien que vêtu d’une chemise reprisée, d’une culotte rapiécée et de vieilles bottes nouées sous les genoux avec des mèches d’arquebuse, Alatriste ne perdait rien de son aspect imposant. Quand il dégaina, l’éclat de son épée se refléta un instant dans l’eau du canal.

— Auriez-vous l’obligeance de me dire votre nom ?

Le Valencien, qui défaisait son gilet aussi reprisé et ravaudé que la chemise du capitaine, fît un geste hautain de la tête. Il ne quittait pas des yeux l’épée de son adversaire.

— On m’appelle Garcia de Candau.

— Ravi de faire votre connaissance.

Alatriste avait glissé sa main gauche derrière son dos pour s’emparer de sa menaçante biscayenne. Quant au mien…

— Je sais comment on vous appelle, l’interrompit l’autre. Vous êtes ce soldat qui se fait donner du capitaine alors que vous n’en avez pas le titre.

Sur le terre-plein, les soldats échangèrent des regards entendus. Tout compte fait, le vin donnait de la vaillance au Valencien. Car, connaissant Diego Alatriste et pouvant encore espérer s’en tirer avec une simple entaille sur le côté et quelques semaines de lit, il risquait gros en poussant les choses trop loin. Nous attendions tous, décidés à ne perdre aucun détail.