Je vis alors que Diego Alatriste souriait. J’avais vécu suffisamment longtemps avec lui pour bien connaître ce sourire : une grimace sous la moustache, funèbre comme un mauvais présage, carnassière comme celle d’un loup fatigué qui une fois de plus s’apprête à tuer. Sans passion et sans faim. Par métier.
Quand on retira le Valencien de la berge – car il avait la moitié du corps dans l’eau –, le sang teignit en rouge les eaux paisibles du canal. Tout s’était déroulé selon les règles de l’escrime et de l’honneur. Solidement plantés sur leurs jambes, ils s’étaient battus pied à pied en jouant de la dague, jusqu’à ce que la tolédane du capitaine Alatriste entre par où elle avait coutume de le faire. Et lorsqu’on enquêta sur cette mort – les rixes, querelles et batailles au couteau firent trois autres victimes ce jour-là, sans compter une demi-douzaine d’hommes que l’on poignarda de belle façon – tous les témoins, soldats du roi et hommes de parole, n’hésitèrent pas à dire que le Valencien était tombé dans le canal, saoul comme une grive, se blessant lui-même avec son arme. Trop heureux de conclure à un accident, le prévôt classa l’affaire et chacun retourna à son moulin. Et puis les Hollandais attaquèrent cette nuit-là. Et, parbleu, le prévôt, le mestre de camp, les soldats, sans parler du capitaine Alatriste et de moi-même, nous eûmes d’autres chats à fouetter.
V
LA FIDELE INFANTERIE
L’ennemi attaqua en pleine nuit, sans que les sentinelles, tuées avant d’avoir eu le temps de dire Amen, aient pu donner l’alarme. Maurice de Nassau avait profité des troubles de la mutinerie. Informé de la situation par ses espions, il avait foncé sur Oudkerk par le nord, dans l’espoir de secourir Breda avec des Anglais et des Hollandais, mobilisant force infanterie et cavalerie qui firent un vrai carnage dans nos postes avancés. Le Tercio de Carthagène et un autre régiment wallon d’infanterie qui bivouaquait aux environs, celui du mestre Don Carlos Sœst, reçurent l’ordre de barrer la route aux Hollandais et de les retarder le temps que le général Spinola organise la contre-attaque. Si bien qu’au beau milieu de la nuit nous fûmes appelés aux armes par des roulements de tambour, des fifres et des cris. Il faut avoir vu soi-même pareille confusion et pareille pagaille pour y croire : torches allumées qui éclairaient des soldats courant en toute hâte, réveil brutal de ceux qu’on bousculait dans leur sommeil, visages calmes, graves ou terrorisés, ordres contradictoires, cris des capitaines et des sergents qui mettaient fiévreusement en rang des soldats encore à moitié endormis, bruit des armes que l’on ramassait et, pour faire bonne mesure, roulements assourdissants des tambours aux quatre coins du camp. Dans le bourg, les gens regardaient par les fenêtres ou du haut des murs les tentes que l’on démontait, les chevaux qui hennissaient et se cabraient, énervés par l’imminence du combat. Reflets d’acier, de piques, de morions et de corselets. Vieux drapeaux que l’on déployait, croix de Bourgogne, barres d’Aragon, écus portant tours, lions et chaînes, à la lumière rougeâtre des torches et des feux de bivouac.
La compagnie du capitaine Bragado fut parmi les premières à s’ébranler, laissant derrière elle les feux du bourg fortifié et du camp, pour s’enfoncer dans l’obscurité le long d’une digue qui bordait des tourbières et de grands marécages. Le bruit courait parmi les soldats que nous allions au moulin Ruyter, passage obligé pour les Hollandais dans leur marche sur Breda, sorte de goulet qu’il était impossible, à ce qu’on disait, de contourner en traversant à gué. Comme les autres valets d’armée, je marchais avec la compagnie de Diego Alatriste, portant son arquebuse et celle de Sebastián Copons. J’étais tout près d’eux car j’avais aussi avec moi une provision de poudre et de balles, ainsi qu’une partie de leur attirail de guerre, qui pesait fort lourd. Mais, outre le douteux privilège d’être chargé comme une mule, j’avais ainsi la possibilité de me fortifier les membres de jour en jour. Que voulez-vous ? Nous autres Espagnols avons toujours fait contre mauvaise fortune bon cœur : ou l’inverse.
Oui, mes frères, seigneurs, vous savez bien sans dire que l’on gagne l’honneur à tant et tant souffrir.
La lune se cachait derrière des nuages et le chemin n’était pas facile dans l’obscurité. De temps en temps, un soldat trébuchait et la file s’arrêtait, au milieu des jurons et des blasphèmes qui pleuvaient comme la grêle. Mon maître, comme c’était son habitude, n’était qu’une silhouette silencieuse que je suivais comme une ombre parmi les ombres. Nous avancions tant bien que mal tandis que dans ma tête et mon cœur s’affrontaient des sentiments contraires : d’une part, l’approche du combat, qui excitait une nature jeune comme la mienne ; de l’autre, la peur de l’inconnu, aggravée par ces ténèbres et par la perspective de se battre en terrain découvert contre un gros détachement ennemi. Peut-être était-ce pour cette raison que j’avais été vivement impressionné, alors que nous étions encore à Oudkerk et que le tercio s’était à peine formé à la lumière des torches, de voir jusqu’aux plus grands mécréants s’arrêter un moment pour mettre un genou en terre et se découvrir, tandis que l’aumônier Salanueva parcourait les rangs en nous donnant l’absolution générale. Deux précautions valent mieux qu’une. Le chapelain était un homme stupide et revêche qui noyait son latin dans le vin, mais il était le seul homme plus ou moins saint que nous ayons sous la main. Et, lorsqu’ils se trouvent dans le pétrin, nos soldats préfèrent toujours un Ego te absolve donné d’une main pécheresse que de s’en aller tout nus dans l’autre monde.
Un détail m’inquiéta fort et les commentaires que j’entendis autour de moi me donnèrent à penser que les vétérans se posaient eux aussi des questions. Alors que nous empruntions un pont proche de la digue, nous vîmes quelques sapeurs éclairés par des fanaux se préparer à le détruire derrière nous avec des haches et des pelles, sans doute pour barrer le passage aux Hollandais. Mais cela voulait dire aussi que nous ne recevrions pas de renforts de ce côté-là et que nous ne pourrions battre en retraite. Il restait d’autres ponts, naturellement. Mais vous imaginerez sans peine ce que nous ressentîmes alors que nous marchions vers l’ennemi dans le noir.
Avec ou sans pont derrière nous, nous arrivâmes au moulin Ruyter avant l’aube. De là, on pouvait entendre dans le lointain la pétarade de nos arquebusiers les plus avancés, qui échangeaient quelques escarmouches avec les Hollandais. Un feu brûlait et, à la lumière de la flamme, je vis le meunier et sa famille, une femme et quatre enfants en bas âge, tous en chemise, tous épouvantés, chassés de leur demeure, regardant impuissants les soldats défoncer les portes et les fenêtres, fortifier l’étage supérieur et entasser leurs pauvres meubles pour en faire un rempart. Le reflet des flammes jouait sur les morions et les corselets. Terrorisés, les petits pleuraient devant ces hommes rudes vêtus d’acier. Voyant sa maison dévastée sans que personne s’en inquiétât, le meunier se prenait la tête à deux mains. C’est que, à la guerre, les tragédies deviennent vite routinières, et le cœur du soldat s’endurcit autant dans le malheur des autres que dans le sien. Quant au moulin, notre mestre de camp l’avait choisi comme poste de commandement et d’observation. Nous pouvions voir Don Pedro de la Daga s’entretenir à la porte avec le mestre des Wallons, tous deux entourés de leurs états-majors et de leurs porte-drapeaux. De temps en temps, ils se retournaient vers des feux lointains, distants d’une demi-lieue environ, comme si des hameaux brûlaient au loin, là où le gros des Hollandais semblait se concentrer.