On nous fit encore avancer un peu plus pour laisser derrière nous le moulin. Les compagnies se déployaient dans les ténèbres, entre les haies et sous les arbres, foulant l’herbe trempée qui nous mouillait jusqu’aux genoux. La consigne était de ne pas allumer de feux et d’attendre. De temps en temps, un coup de feu plus proche ou une fausse alerte faisaient s’agiter les rangs, dans un concert de « Qui vive ? » et d’ordres lancés dans le noir. La peur et la veille sont de mauvaises compagnes pour celui qui veut se reposer. Les soldats de l’avant-garde avaient allumé les mèches de leurs arquebuses et l’on voyait briller dans la nuit leurs points rouges, comme des vers luisants. Les plus aguerris s’allongèrent sur le sol humide, décidés à se reposer avant le combat. D’autres, qui ne trouvaient pas le sommeil ou qui voulaient rester éveillés, scrutaient la nuit, attentifs aux escarmouches sporadiques de l’avant-garde. Tout ce temps-là, je le passai aux côtés du capitaine Alatriste, qui, avec son escouade, alla s’allonger derrière une haie. Je leur emboîtai le pas en tâtonnant dans l’obscurité, tandis que les ronces m’égratignaient le visage et les mains. Une ou deux fois, j’entendis la voix de mon maître qui m’appelait pour savoir si je suivais toujours le gros de la troupe. Il me demanda finalement son arquebuse et Sebastián Copons la sienne, en me disant de garder une mèche allumée aux deux bouts, au cas où ils en auraient besoin. Je sortis donc de mon havresac le briquet à amadou et, à l’abri de la haie, je fis ce qu’ils me demandaient. Je soufflai sur la mèche avant de la nouer sur un bâton que je plantai en terre pour qu’elle brûle bien, sans prendre l’humidité, à la disposition de tous. Puis je me blottis avec les autres afin d’essayer de prendre un peu de repos après cette promenade nocturne. Peine perdue. Il faisait trop froid et l’humidité de l’herbe pénétrait mes vêtements. D’ailleurs, nous étions tous trempés, pour le plus grand plaisir de Belzébuth. Sans presque m’en rendre compte, je m’approchai de l’abri que faisait le corps de Diego Alatriste, toujours allongé, immobile avec son arquebuse entre les jambes. Je sentis l’odeur de ses vêtements sales, mêlée à celles du cuir et du métal de son attirail de guerre, et je me collai contre lui pour me tenir au chaud. Il ne m’en empêcha pas et resta immobile. Ce n’est que plus tard, au point du jour, que je me mis à grelotter. Il s’écarta alors un instant et, sans mot dire, me couvrit de son vieux manteau court de soldat.
Les Hollandais se mirent à marcher sur nous avec les premiers rayons du soleil. Leur cavalerie légère dispersa nos avant-gardes d’arquebusiers et nous nous trouvâmes bientôt en face de troupes en rangs serrés, bien résolues à nous arracher le moulin Ruyter et la route qui menait à Breda en passant par Oudkerk. La compagnie du capitaine Bragado reçut l’ordre de se former en escadrons avec les autres compagnies du tercio dans un pré entouré de haies et d’arbres, entre le marécage et le chemin. L’infanterie wallonne de Don Carlos Sœst, formée de Flamands catholiques et loyaux envers le roi, prit position de l’autre côté de la route, si bien que les deux tercios s’étendaient sur un quart de lieue, passage qu’emprunteraient nécessairement les Hollandais. Immobiles au milieu des prés, avec leurs drapeaux au centre du buisson de piques, arquebuses et mousquets couvrant les fronts et les flancs, les deux tercios avaient fière allure tandis que les douces ondulations formées par les digues voisines se couvraient d’ennemis. Ce jour-là, nous allions nous battre à un contre cinq. À croire que Maurice de Nassau avait vidé les États de leurs gens pour nous attaquer.
— Par la vie du roi, la partie va être chaude, entendis-je le capitaine Bragado dire à un de ses soldats.
— Au moins, ils n’ont pas amené l’artillerie, rétorqua l’enseigne Coto.
— Pour le moment.
Ils plissaient les yeux sous les rebords de leurs chapeaux et regardaient d’un œil professionnel, comme le reste des Espagnols, les reflets que lançaient les piques, les cuirasses et les casques devant le Tercio de Carthagène. L’escouade de Diego Alatriste se trouvait à l’avant-garde, arquebuses prêtes et mousquets posés sur leurs fourquines, chargés à balles, mèches allumées aux deux bouts, protégeant l’aile gauche du tercio devant les piquiers et les corselets qui se tenaient en arrière, les piquiers à une coudée les uns des autres, la lance à l’épaule, et les corselets, avec leurs morions, leurs gorgerins, leurs plastrons et leurs dossières, attendant de pied ferme avec leurs piques de vingt-cinq empans posées à terre. J’étais à portée de voix du capitaine Alatriste, prêt à lui fournir, comme à ses camarades, une provision de poudre, des plombs d’une once et de l’eau quand ils en auraient besoin. Je regardais tantôt les rangs de plus en plus serrés des Hollandais, tantôt mon maître impassible et ses compagnons, immobiles à leur poste, bouche cousue, sauf pour échanger quelques mots à voix basse avec leurs voisins, à qui ils jetaient des regards entendus, retroussant leurs moustaches ou se passant la langue sur leurs lèvres sèches, attendant la suite des événements. Fouetté par l’approche du combat, voulant me rendre utile, je m’approchai d’Alatriste pour voir s’il avait besoin de se rafraîchir ou s’il désirait autre chose. Mais c’est à peine s’il me regarda. La crosse de son arquebuse était posée à terre et il avait les mains sur le canon tandis que la mèche fumante faisait des volutes autour de son poignet gauche. Dans l’ombre que son chapeau étendait sur son visage, ses yeux clairs observaient attentivement l’ennemi. Il portait sa casaque de peau de buffle, bien serrée sous son baudrier avec les douze apôtres, son épée, sa dague biscayenne et une poire à poudre qui croisait le ruban rouge fané cousu sur son gilet. Son profil aquilin, souligné par son énorme moustache, la peau hâlée de son visage et ses joues creuses, pas rasées depuis la veille, le faisaient paraître plus maigre que de coutume.
— Attention sur la gauche ! cria Bragado en épaulant sa genette, une courte pique.
À notre gauche, entre les marécages et les arbres voisins, rôdaient des cavaliers légers hollandais en reconnaissance. Sans attendre d’ordre, Garrote, Llop et quatre ou cinq arquebusiers firent quelques pas en avant, versèrent un peu de poudre dans les bassinets de leurs armes puis, visant soigneusement, firent tomber une grêle de plomb sur les hérétiques, qui retinrent leurs montures et se retirèrent sans cérémonie. De l’autre côté du chemin, l’ennemi et ses arquebusiers étaient déjà sur le tercio de Sœst, qu’ils attaquaient de près avec leurs arquebuses. Les Wallons répondirent fort bien au feu par le feu. D’où je me trouvais, je vis qu’un détachement de chevaux cuirassés s’approchait pour charger tandis que s’inclinaient les piques wallonnes comme des bouquets de frêne et d’acier, prêtes à les accueillir.
— Les voilà, dit Bragado.
Coto, revêtu d’un corselet et de manches en cotte de maille – porter le drapeau faisait de lui une cible facile –, prit l’étendard des mains du porte-drapeau et alla grossir les rangs des enseignes au centre du tercio. Éclairés à contre-jour par les premiers rayons du soleil, les Hollandais sortaient par centaines d’entre les arbres et les haies pour reformer leurs rangs, criant à tue-tête afin de se donner du courage. Bon nombre d’Anglais allaient avec eux, vociférant comme à leur habitude, au combat autant que dans les tavernes. Sans cesser d’avancer, ils s’alignaient en ordre à deux cents pas tandis que leurs arquebusiers tiraient déjà sur nous qui étions encore hors de portée. Je vous ai déjà dit que, depuis mon arrivée en Flandres, c’était la première fois que j’assistais à une bataille en terrain découvert. Je n’avais encore jamais vu les Espagnols attendre de pied ferme une attaque. Le plus singulier était que la troupe gardait le silence. Parfaitement immobiles, ces rangs d’hommes basanés, barbus, venus du pays le plus indiscipliné de la terre, regardaient s’approcher l’ennemi sans un cri, un frisson, un geste qui n’eussent été réglés par les ordonnances de notre roi. C’est ce jour, devant le moulin Ruyter, que je compris vraiment pourquoi notre infanterie avait été et serait encore quelque temps crainte de toute l’Europe : au combat, le tercio était une machine militaire disciplinée, parfaite, dans laquelle chaque soldat savait ce qu’il avait à faire. Et c’étaient là sa force et sa fierté. Pour ces hommes, pour cette troupe bigarrée d’hidalgos, d’aventuriers, de ruffians, scorie de toute l’Espagne, se battre honorablement pour la monarchie catholique et la vraie religion conférait à ceux qui le faisaient, même les plus méprisables, une dignité qu’il leur aurait été impossible d’acquérir autrement :