— Les voilà !… s’écria le capitaine Bragado. Tenez bon !… Tenez bon !
Pour cela, pour tenir bon, Dieu et le roi avaient donné deux mains à Bragado, une épée et une centaine d’Espagnols. Le moment était venu de les employer à fond, car les piquiers hollandais arrivaient sur nous avec beaucoup de détermination. Dans le fracas des coups de feu, j’entendis Mendieta jurer, avec cette ferveur dont seuls nous autres Basques sommes capables, quand la platine de son arme se brisa en deux. Un moineau de plomb me manqua de justesse. Juste derrière moi, un soldat tomba. À notre droite, c’était un bosquet de piques espagnoles et hollandaises prises les unes dans les autres. Telle une ondulation hérissée d’acier, cette ligne s’apprêtait elle aussi à nous attaquer sur le flanc. Je vis Mendieta saisir son arquebuse par le canon, comme une massue. Tous tirèrent en hâte leurs dernières balles.
— Espagne !… Saint Jacques !… Espagne !
Dans notre dos, derrière les piques, les croix de Saint-André de nos drapeaux battaient au vent, criblées de balles. Les Hollandais étaient sur nous, avalanche d’yeux épouvantés ou terribles, de visages ensanglantés, de cris, de cuirasses, de morions et de lames d’acier. Grands, blonds et fort courageux, les hérétiques menaçaient de nous transpercer avec leurs piques et leurs hallebardes ou nous chargeaient, l’épée au poing. Je vis Alatriste et Copons, épaule contre épaule, jeter leurs arquebuses à terre pour dégainer leurs épées. Je vis aussi les piques hollandaises, dégoulinantes de sang, enfoncer nos rangs, blessant et mutilant autour d’elles. Diego Alatriste frappait à gauche et à droite entre les longues hampes de frêne. J’en saisis une qui passait près de moi et un Espagnol enfonça son épée dans la gorge du Hollandais qui la tenait à l’autre bout. Le sang se mit à couler sur la hampe, me poissant les mains. Les piquiers espagnols volaient déjà à la rescousse, harcelant les Hollandais par-dessus nos épaules et dans les vides laissés par nos morts. C’était un fouillis de lances enchevêtrées les unes dans les autres, alors que la boucherie redoublait de violence.
Je me dirigeais vers Alatriste en jouant des coudes quand un Hollandais s’embrocha sur l’épée du capitaine et vint s’effondrer à ses pieds en lui saisissant les deux jambes pour le faire tomber. Je criai sans entendre ma propre voix, sortis ma dague et fonçai sur lui avec la vitesse de l’éclair, décidé à défendre mon maître même si l’on me taillait en pièces. Je tombai à bras raccourcis sur l’hérétique surpris par cette folie et, une main sur son visage, je lui écrasai la tête contre le sol tandis qu’Alatriste se débarrassait de lui à coups de pied et le transperçait deux ou trois fois avec son épée. Coriace, le Hollandais remuait et n’en finissait pas de mourir. C’était un homme dans la force de l’âge. Il saignait par les narines et la bouche, comme un taureau blessé. Je me souviens de son sang gluant, sali par la poudre et la terre, sur son visage blanc constellé de taches de rousseur et couvert de poils blonds. Il se débattait sans se résigner à mourir, ce fils à putain, et je me débattais avec lui. En le tenant toujours de la main gauche, j’empoignai fermement ma miséricorde de ma main droite et lui donnai trois bons coups de poignard dans les côtes. Mais je frappai de si près que chaque fois ma lame glissa sur la casaque de cuir qui lui protégeait le torse. Il sentit les coups, car je vis ses yeux s’ouvrir tout grands. Finalement, il poussa un gémissement et se décida à lâcher les jambes de mon maître pour se protéger la figure, comme s’il craignait que je ne le frappe au visage. J’étais aveuglé, par la frayeur autant que par la fureur, irrité par ce maudit hérétique qui s’entêtait à ne pas trépasser. C’est alors que j’enfonçai ma dague dans les boutonnières de sa casaque – « Née… Srinden… Née », murmura l’hérétique, et, en moins de temps qu’il n’en faut pour réciter un Ave Maria, il vomit une dernière fois du sang, les yeux révulsés, puis resta aussi tranquille que s’il n’avait jamais vécu.
— Espagne !… Ils reculent !… Espagne !
Malmenés, les Hollandais battaient en retraite, marchant sur les cadavres de leurs camarades, laissant derrière eux un pré engraissé par le sang des morts. Parmi les Espagnols, quelques béjaunes firent mine de les poursuivre, mais la plupart des soldats restèrent là où ils étaient : le Tercio de Carthagène comptait surtout des vétérans, trop vieux pour se laisser prendre à défaire leurs rangs, au risque de s’exposer à une attaque sur les flancs ou de tomber dans une embuscade. Je sentis la main d’Alatriste me saisir par le col de mon pourpoint et me faire tourner sur moi-même pour voir si j’étais blessé. Je relevai la tête et vis ses prunelles glauques. Puis, sans un geste, sans une parole, il me sépara du cadavre du Hollandais en me tirant en arrière. Le bras qui soutenait son épée me parut fatigué, épuisé, quand il le leva pour rengainer son arme après l’avoir essuyée sur la casaque du mort. Il avait du sang sur la figure, sur ses mains et ses vêtements, mais ce n’était pas le sien. Je regardai autour de moi. Moins chanceux que nous, Sebastián Copons, qui cherchait son arquebuse au milieu d’un tas de cadavres espagnols et hollandais, saignait abondamment à la tempe.
— Foutre Dieu, dit l’Aragonais à moitié sonné en touchant les deux pouces de cuir chevelu qui pendaient sur son oreille gauche.
Il soulevait le morceau de chair entre deux doigts noircis de sang et de poudre, sans trop savoir qu’en faire. Alatriste sortit un linge propre de sa poche et, après avoir remis la peau en place de son mieux, le noua autour de sa tête.
— Un peu plus, et ils m’avaient, Diego.
— Ce sera pour une autre fois. Copons haussa les épaules :
— Tu l’as dit. Ce sera pour une autre fois.
Je me relevai en chancelant tandis que les soldats reformaient les rangs, poussant à l’écart les cadavres hollandais. Quelques-uns en profitèrent pour les fouiller rapidement et les dépouiller de tout ce qui leur tombait sous la main. Je vis Garrote utiliser sa biscayenne sans la moindre hésitation pour couper des doigts et empocher des bagues, tandis que Mendieta se cherchait une autre arquebuse.
— Serrez les rangs ! Beugla le capitaine Bragado.
À cent pas de nous, les escadrons hollandais se reformaient avec des renforts parmi lesquels brillaient les cuirasses des chevaux. Nos soldats remirent à plus tard la fouille des morts et reformèrent leurs rangs, coude à coude, tandis que les blessés regagnaient tant bien que mal nos arrières. Il fallut enlever aussi les cadavres espagnols pour que la formation reprenne ses positions. Le tercio n’avait pas cédé un pouce de terrain.
Nous passâmes ainsi la matinée et l’heure de midi, repoussant de pied ferme les charges hollandaises, criant « Saint Jacques ! » et « Espagne ! » quand nous étions sur le point d’être débordés, retirant nos morts et pansant nos blessures, jusqu’à ce que les hérétiques, convaincus que cette muraille d’hommes impassibles n’allait pas bouger de toute la journée, commencent à nous charger avec moins d’enthousiasme. Ma provision de poudre et de balles étant épuisée, je m’occupai à fouiller les cadavres. Parfois, profitant du fait que les Hollandais reculaient de plus en plus loin entre leurs attaques, je m’avançais sur le champ de bataille pour m’emparer des dépouilles de leurs arquebusiers. Plusieurs fois, je dus prendre mes jambes à mon cou pour regagner nos rangs quand les balles de leurs mousquets se mirent à siffler à mes oreilles. L’eau que je distribuais à mon maître et à ses camarades vint à manquer elle aussi – la guerre vous donne une soif de tous les diables – et je fis plus d’un voyage au canal qui se trouvait derrière nous, parcours peu agréable car il était semé de tous nos blessés et moribonds qui s’étaient réfugiés à l’arrière. La scène faisait pitié : horribles blessures, mutilations, moignons sanglants, lamentations dans toutes les langues de l’Espagne, râles d’agonie, blasphèmes et oraisons latines de l’aumônier Salanueva qui allait et venait, la main épuisée d’avoir donné tant d’extrêmes-onctions – avec sa salive, car il n’avait plus de saintes huiles. Les imbéciles qui parlent de la gloire de la guerre et des batailles devraient se souvenir de ces paroles du marquis de Pescara : « Que Dieu me donne cent ans de guerre plutôt qu’une journée de bataille », ou se promener comme je le fis ce matin-là pour connaître la véritable arrière-boutique, la machinerie du spectacle des étendards et des trompettes, des discours inventés par les bravaches et fanfarons d’arrière-garde, ceux dont on voit les statues et le profil sur les pièces de monnaie et qui n’ont jamais entendu siffler une balle, vu mourir des camarades, eux qui ne se sont jamais souillé les mains avec le sang de l’ennemi, qui n’ont jamais risqué de perdre leurs roupettes d’un coup de mousquet au bas-ventre.