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J’avais la main gourde de tant serrer le pommeau de ma dague. Par pure maladresse, je la laissai tomber à terre et me penchai pour la ramasser. Je me redressais quand une bande de Hollandais foncèrent sur nous en criant à pleins poumons. J’entendis siffler plusieurs balles de mousquet. Un gros nuage de piques s’abattit sur moi. Des hommes tombaient autour. Saisissant ma dague, je voulus me relever complètement, convaincu que ma dernière heure était arrivée. Mais je reçus alors un coup sur la tête qui me fit voir trente-six chandelles. Je perdis à moitié connaissance, serrant ma dague, prêt à l’emporter avec moi au Ciel ou en enfer. La tête vide, je ne songeais qu’à garder mon arme au poing. Puis j’eus une pensée pour ma mère et je me mis à prier. « Notre Père », murmurai-je à la va-vite. « Gure Aita », répétai-je plusieurs fois en castillan et en basque, complètement étourdi, incapable de me souvenir du reste de la prière. Quelqu’un me tira alors par mon pourpoint et me traîna sur l’herbe, parmi les morts et les blessés. Je donnai deux faibles coups de dague à l’aveuglette, croyant me trouver en face d’un ennemi, jusqu’à ce que deux bonnes taloches me fassent rester tranquille. Puis on me déposa au milieu d’un petit cercle de jambes et de bottes crottées, sur l’herbe. Au-dessus de ma tête, j’entendis les armes qui s’entrechoquaient : sinistre concert d’acier, vêtements et chairs déchirés, os qui se brisaient en craquant, sons gutturaux de ces gorges qui exhalaient la furie, la douleur, la peur et l’agonie. Et au fond, derrière les rangs qui tenaient encore bon autour de nos drapeaux, le roulement fier et impassible du tambour qui battait pour la vieille et pauvre Espagne.

— Ils se retirent !… Cierra España !… Cierra !

Le tercio avait résisté. Les hommes qui formaient les premiers rangs s’étaient fait tuer sur place, si bien que leurs cadavres étaient au même endroit qu’au début de la bataille. Les trompettes se mirent de la partie et, avec elles, notre tambour qui battait furieusement. D’autres tambours s’approchaient. Sur la digue et le chemin du moulin Ruyter ondoyaient les étendards et brillaient les piques des renforts qui arrivaient enfin. Un escadron de cavaliers italiens portant des arquebusiers en croupe longea notre flanc et nous salua au galop avant de fondre sur les Hollandais, qui, certains tout à l’heure de leur victoire, se retiraient maintenant dans un beau désordre, battus à plate couture, tentant de se réfugier dans les bois. L’avant-garde de nos camarades, piquiers et mousquetaires, avançait au pas de charge, atteignait et dépassait déjà le lieu, de l’autre côté du chemin, où le régiment wallon de Sœst s’était honorablement défendu.

— Sus à l’ennemi !… Cierra España !… Cierra !

Notre camp chantait victoire. Enhardis, les hommes qui s’étaient battus toute la matinée en silence criaient maintenant les noms de la Très Sainte Vierge et de saint Jacques. Épuisés, les vétérans baissaient leurs armes pour embrasser leurs rosaires et leurs médailles. Le tambour sonnait la charge, sans compassion ni merci. Les nôtres s’élancèrent aux trousses de l’ennemi vaincu pour s’emparer de ses armes et lui faire payer cher nos morts et la rude journée qu’il nous avait fait passer. Les rangs du tercio se défaisaient maintenant que nos soldats couraient après les hérétiques en commençant par les blessés et les traînards, fendant les têtes en deux, coupant des membres, massacrant impunément et sans la moindre pitié. Si l’infanterie espagnole était tenace quand il s’agissait d’attaquer ou de défendre, elle était encore plus cruelle quand elle voulait se venger. Italiens et Wallons n’étaient pas en reste, ces derniers voulant faire payer à l’ennemi le sang versé de leurs camarades du tercio de Sœst. Partout, des milliers d’hommes couraient en désordre, tuant et massacrant, fouillant les blessés et les morts qui gisaient dans leur sang, tailladés au point que parfois ils n’avaient plus d’intacte que l’oreille.

Le capitaine et ses camarades furent de la partie, tous plus résolus les uns que les autres, comme vous pouvez l’imaginer. Je les suivis, encore étourdi par l’échauffourée, avec sur le crâne une bosse de la taille d’un ouf, mais criant comme pas un. En chemin, je m’emparai de l’arme du premier ennemi qui me tomba sous la main, une belle épée courte de Solingen. Rengainant ma dague, je donnais des coups à droite et à gauche avec ma bonne lame allemande sur tous ceux que je trouvais devant moi, morts ou vifs, comme on pique un boudin avant de le faire griller. Un vent de folie s’était emparé de nous qui nous en donnions à cœur joie. Le champ de bataille était devenu un abattoir de bouvillons anglais, une boucherie de viande hollandaise. Certains ne se défendaient même pas, comme ces soldats sur lesquels nous tombâmes, pataugeant dans un marécage, de l’eau jusqu’à la ceinture. Nous fondîmes sur eux, péchant les calvinistes comme on pêche le poisson, les harponnant, les poignardant de droite et de gauche, sans faire aucun cas de leurs supplications ni de leurs mains levées qui demandaient miséricorde, jusqu’à ce que l’eau noirâtre devienne toute rouge du sang des soldats qui y flottaient, comme des thons déchiquetés.

On tua beaucoup, car il y avait du monde, beaucoup de monde : nous n’aurions pu en égorger peu. La chasse se poursuivit sur une distance d’une lieue et dura jusqu’à la tombée de la nuit. Y participaient maintenant les autres valets d’armée, les paysans des environs qui ne connaissaient d’autre camp que celui de leur convoitise, et même jusqu’à quelques cantinières, filles de joie et vivandiers qui arrivaient d’Oudkerk, attirés par l’odeur du butin. Ils allaient derrière les soldats, chipant ce qui restait, bande de corbeaux ne laissant sur leur passage que des cadavres dénudés. Je participai à la poursuite avec l’avant-garde, sans sentir la fatigue de la journée, comme si la furie et le désir de vengeance m’avaient donné des forces pour continuer jusqu’à la fin du monde. Que Dieu me pardonne s’il le veut bien, j’avais la voix enrouée à force de crier et j’étais couvert du sang de ces malheureux. Le crépuscule tombait sur des maisons incendiées de l’autre côté de la forêt et il n’y avait canal, sentier ou chemin de halage où l’on ne voyait s’amonceler les cadavres. Nous nous arrêtâmes enfin, épuisés, dans un petit hameau de cinq ou six maisons où l’on égorgea même les animaux de ferme. Des traînards s’étaient regroupés et nous profitâmes des derniers moments de lumière pour en finir avec eux. Puis, dans la splendeur rougeâtre des toits en flammes, nous retrouvâmes peu à peu notre calme, les poches pleines de butin. Les hommes commencèrent à se laisser tomber à terre ici et là, aussitôt assaillis par une immense fatigue, soufflant comme des bêtes épuisées. Il faut être bien sot pour dire que la victoire est joyeuse : nous reprenions peu à peu nos esprits, en silence, sans nous regarder, comme honteux de nos cheveux sales et ébouriffés, de nos visages noircis et crispés, de nos yeux rougis et de la croûte de sang qui couvrait nos vêtements et nos armes. Le seul bruit qu’on entendait encore était le crépitement des flammes et le craquement des poutres qui s’effondraient dans le brasier, quelques cris et coups de feu autour de nous, dans la nuit noire, tirés par ceux qui continuaient le massacre.

Je m’accroupis, endolori, le dos contre le mur d’une maison. L’air me faisait pleurer, j’avais le souffle court et je crevais de soif. À la lumière du feu, je vis Curro Garrote remplir un balluchon de bagues, de chaînes et de boutons d’argent dérobés aux morts. Mendieta était à plat ventre et on aurait pu le croire aussi mort que les Hollandais qui gisaient ici et là, n’avaient été ses ronflements féroces. D’autres Espagnols étaient assis, en groupe ou seuls, et je crus reconnaître parmi eux le capitaine Bragado, un bras en écharpe. Peu à peu, nous nous mîmes à parler à voix basse. Qu’était devenu tel ou tel camarade ? Quelqu’un demanda des nouvelles de Llop, mais seul le silence lui répondit. Certains allumaient des feux pour faire griller la viande des animaux abattus sur le champ de bataille. Très lentement, les soldats s’en approchèrent. Encore un peu, et ils se mirent tous à parler à haute voix autour des feux. L’un d’eux dit quelque chose à la blague et un éclat de rire accueillit ses paroles. Je me souviens de la profonde impression que me fit cette scène, car j’aurais cru, après une pareille journée, que le rire des hommes se serait éteint pour toujours dans le monde.