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Je me retournai vers le capitaine Alatriste et je vis qu’il me regardait. Il était assis contre le mur, à quelques pas de moi, les jambes repliées, les bras autour des genoux, son arquebuse à portée de la main. Sebastián Copons était à côté de lui, la tête appuyée contre le mur, son épée en travers de ses jambes, le visage couvert d’une croûte brune, le chapeau sur la nuque, laissant voir sa blessure à la tempe. Leurs profils se découpaient à contre-jour dans la lumière des flammes d’une maison incendiée. Le brasier les éclairait tour à tour, faisant briller les yeux de Diego Alatriste, qui m’observait fixement, pensif, comme s’il voulait lire quelque chose en moi. J’étais partagé entre des sentiments contradictoires, fier et honteux tout à la fois, épuisé mais rempli d’une énergie qui me faisait battre le cœur à tout rompre, horrifié, triste, amer et heureux d’être vivant. Je vous jure que toutes ces sensations et tous ces sentiments, comme bien d’autres encore, peuvent se donner libre cours après une bataille. Le capitaine continuait à me regarder en silence, à me scruter, au point que je finis par me sentir mal à l’aise. J’avais espéré des éloges, un sourire d’encouragement, quelque chose qui me montrât qu’il appréciait que je me fusse comporté comme un vrai homme. J’étais gêné par ce regard vide que rien ne venait troubler, un regard que je ne réussis à pénétrer que bien des années plus tard, un jour que, devenu un homme fait, je le surpris en moi, ou crus l’y surprendre.

Mal à l’aise, je décidai de faire quelque chose pour mettre fin à cet examen. Je redressai mon corps endolori, glissai l’épée allemande à côté de ma dague, puis me relevai.

— Je vous cherche quelque chose à manger et à boire, capitaine ?

La lumière des flammes dansait sur son visage. Il tarda quelques instants à me répondre et, quand il le fit, il se contenta d’approuver en inclinant son profil aquilin qui se prolongeait sous son épaisse moustache. Puis il resta là à me regarder quand je lui tournai le dos pour m’en aller derrière mon ombre.

À travers la fenêtre, les flammes rouges de l’incendie qui faisait rage dehors éclairaient les murs. Meubles fracassés, rideaux noircis tramant à terre, tiroirs renversés, ustensiles en désordre, tout était sens dessus dessous dans la maison. En faisant craquer les débris sous mes pas, je me mis en quête d’une arrière-cuisine ou d’une dépense que nos camarades rapaces n’auraient pas encore visitée. Je me souviens de la tristesse immense qui se dégageait de cette demeure mise à sac et plongée dans l’obscurité, vidée des habitants qui avaient donné vie à ce foyer maintenant désolé où avait certainement retenti le rire d’un enfant, où deux adultes avaient un jour échangé des gestes de tendresse ou s’étaient dit des mots d’amour. Et c’est ainsi que la curiosité de celui qui fouine à son aise dans un lieu qui lui est normalement interdit céda la place dans mon cœur à une désolation croissante. J’imaginai ma propre maison, à Oñate, vidée par la guerre, ma pauvre mère et mes petites sœurs en fuite, ou pis encore. J’imaginai qu’un jeune étranger, comme moi, fouillait notre demeure et découvrait par terre, cassées et brûlées, les humbles traces de nos souvenirs et de nos vies. Avec l’égoïsme qui est le propre du soldat, je me réjouis d’être en Flandres et non pas en Espagne. Car je vous assure qu’en temps de guerre on trouve toujours quelque réconfort à voir que ce sont les étrangers qui souffrent, et qu’on envie celui qui n’a plus personne au monde et ne risque rien d’autre que sa peau.

Ne trouvant rien qui valût la peine, je m’arrêtai un instant pour uriner contre le mur. Je m’apprêtais à sortir et je refermais ma culotte quand quelque chose me fit sursauter. Je restai un moment immobile, l’oreille tendue, et j’entendis ce qui semblait être un long gémissement à moitié étouffé, une faible plainte qui montait du fond d’un étroit corridor jonché de gravats. On aurait pu croire à la plainte d’un animal blessé si elle n’avait pris par moments des intonations presque humaines. Je sortis ma dague à tâtons – mon épée allemande ne m’aurait pas laissé les coudées franches dans ce couloir exigu –, puis je m’avançai pas à pas, collé au mur, pour voir de quoi il s’agissait.

Les flammes qui brûlaient dehors éclairaient la moitié de la pièce, projetant des ombres aux contours rougeâtres sur un mur où pendait une tapisserie tailladée par une lame d’acier. Sous la tapisserie, par terre, le dos appuyé dans l’angle que formaient le mur et une armoire défoncée, il y avait un homme. À la lumière des flammes qui se reflétaient sur son plastron d’acier, je vis qu’il s’agissait d’un soldat. Il avait de longs cheveux blonds, en bataille, couverts de boue et de sang, des yeux très clairs et une terrible brûlure qui laissait à vif tout un côté du visage. L’homme était immobile, les yeux fixés sur la clarté qui entrait par la fenêtre, et de ses lèvres entrouvertes sortait cette lamentation que j’avais entendue du corridor, un gémissement étouffé qui s’interrompait de temps en temps pour faire place à des mots incompréhensibles prononcés dans une langue étrangère.

Je m’avançai lentement jusqu’à lui, sans me défaire de ma dague et en fixant ses mains, au cas où il aurait empoigné une arme. Mais le malheureux aurait été bien incapable de le faire. On eût dit un voyageur assis sur la rive du fleuve des morts, quelqu’un que Charon, le cocher des Enfers, aurait laissé derrière, oublié, dans un avant-dernier voyage. Je restai quelque temps accroupi à ses côtés, l’observant avec curiosité, sans qu’il paraisse s’apercevoir de ma présence. Il continuait à regarder par la fenêtre, immobile, poussant sa plainte interminable, ahanant des paroles incomplètes et étranges, même quand je lui touchai le bras avec la pointe de ma dague. Son visage était une effroyable représentation de Janus : un côté raisonnablement intact et l’autre transformé en une bouillie de chairs brûlées et d’os fracturés dans laquelle brillaient de minuscules gouttes de sang. Il semblait aussi avoir les mains brûlées. J’avais vu plusieurs Hollandais morts dans les étables en flammes, derrière la maison, et j’imaginai que celui-là, blessé dans la bataille, s’était traîné au milieu des brandons pour se réfugier ici.

— Flamink ? Lui demandai-je.

Pour toute réponse, il continua à pousser son gémissement interminable. Après l’avoir regardé plus attentivement encore, je constatai qu’il s’agissait d’un jeune homme, pas beaucoup plus âgé que moi. À voir son plastron et ses vêtements, il faisait partie des cuirassiers qui nous avaient chargés dans la matinée, devant le moulin Ruyter. Peut-être même nous étions-nous battus l’un près de l’autre, quand les Hollandais et les Anglais avaient tenté de bousculer notre carré et que nous avions dû dans un sursaut désespéré défendre nos vies. Je me dis que la guerre connaissait les revers de fortune. Pourtant, apaisé après l’horreur de la journée et la chasse aux fugitifs, je ne sentais plus ni hostilité ni rancœur. J’avais vu mourir bien des Espagnols ce jour-là, mais encore plus d’ennemis. À ce moment, ma balance ne penchait ni d’un côté ni de l’autre. L’homme était sans défense et j’étais repu de sang. Je rengainai ma dague, puis je sortis retrouver le capitaine Alatriste et les autres.