— Il y a un homme dans la maison, lui dis-je. Un soldat.
Le capitaine, qui n’avait pas changé de posture depuis que je m’étais éloigné, leva à peine les yeux.
— Espagnol ou hollandais ?
— Hollandais, je crois. Ou anglais. Et il est grièvement blessé.
Alatriste acquiesça d’un signe de tête, comme si, à cette heure de la nuit, l’étrange eût été de tomber sur un hérétique sain et sauf. Puis il haussa les épaules, semblant me demander pourquoi je lui racontais ma découverte.
— Je me suis dit que nous pourrions l’aider, expliquai-je.
Cette fois, le capitaine me regarda, sans se presser, et je le vis tourner la tête dans le contre-jour du feu voisin.
— Tu t’es dit ça, murmura-t-il.
— Oui.
Il resta encore un moment immobile à me regarder. Puis il se retourna à moitié vers Sebastián Copons, qui était toujours à côté de lui, la tête appuyée contre le mur, muet, son pansement ensanglanté pendant sur la nuque. Alatriste échangea un bref regard avec lui, puis recommença à m’observer. J’entendais les flammes crépiter dans le long silence.
— Tu t’es dit ça, répéta-t-il, songeur.
Il se releva péniblement, comme si ses os lui faisaient mal. Il semblait de mauvaise humeur et très fatigué. Copons se leva après lui.
— Où est-il ?
— Dans la maison.
Je les guidai à travers les pièces et le corridor qui menait à la chambre du fond. L’hérétique était toujours immobile, entre l’armoire et le mur, gémissant tout bas. Alatriste s’arrêta sur le seuil de la porte et lui jeta un coup d’œil avant de faire un pas en avant. Puis il s’inclina et l’observa quelque temps.
— C’est un Hollandais, conclut-il finalement.
— Nous pouvons lui venir en aide ? demandai-je.
— Bien sûr.
Je sentis Sebastián Copons passer à côté de moi. Ses bottes craquèrent sur les carreaux fêlés tandis qu’il s’approchait du blessé. Puis Alatriste vint jusqu’à moi. Copons dégaina sa biscayenne.
— Allons-nous-en, me dit le capitaine.
Il me poussait par l’épaule, mais je ne me laissai pas faire. Stupéfait, je vis comment Copons appuyait sa dague sur le cou du Hollandais, puis regorgeait d’une oreille à l’autre. Je levai les yeux en tremblant et devinai la figure d’Alatriste qui se perdait dans le noir. Je ne voyais pas son regard, mais je le sentais posé sur moi.
— Il était… commençai-je à balbutier.
Je me tus aussitôt, comprenant tout à coup que les mots étaient inutiles. Sans réfléchir, je fis le geste de retirer de mon épaule la main du capitaine. Mais il ne lâcha pas prise. Copons se relevait déjà, très calme. Après avoir essuyé la lame de sa dague sur les vêtements de l’autre, il la remit dans son fourreau. Puis il passa à côté de nous et s’en alla, sans dire un mot.
Sentant enfin mon épaule libre, je me retournai brusquement. Puis je fis deux pas dans la direction du jeune homme qui maintenant était mort. La scène n’avait pas changé, si ce n’est que ses gémissements avaient cessé et qu’un voile obscur, épais et luisant, descendait du gorgerin de sa cuirasse, ruisseau dont le rouge se confondait avec celui des lueurs de l’incendie qui entraient par la fenêtre. Il semblait encore plus seul qu’auparavant. Une solitude si horrible qu’elle produisit en moi une peine vive et très profonde, comme si c’était moi, ou une partie de moi, qui me trouvais par terre, dos au mur, regardant fixement la nuit, les yeux grands ouverts. Je me dis qu’il y avait sûrement quelqu’un, quelque part, qui l’attendrait en vain. Peut-être une mère, une fiancée, une sœur ou un père qui priaient pour lui, pour sa vie, pour son retour. Peut-être y avait-il un lit dans lequel il avait dormi étant enfant, un paysage qui l’avait vu grandir. Et là-bas personne ne savait encore qu’il était mort.
J’ignore combien de temps je demeurai là à regarder le cadavre. Au bout d’un moment, j’entendis des pas. Sans me retourner, je sus que le capitaine Alatriste était resté tout ce temps à côté de moi. Je sentis son odeur familière, acre, une odeur de sueur, de cuir et de métal. Puis j’entendis sa voix.
— Un homme sent quand c’est la fin… Celui-là le savait.
Je ne répondis pas. Je continuai à contempler ce corps égorgé. Le sang formait à présent une grande tache sombre sous ses jambes allongées. Et je me dis alors que la quantité que nous en avons dans le corps est incroyable : au moins sept ou huit pintes, qu’il est facile de vider.
— C’est tout ce que nous pouvions faire pour lui, ajouta Alatriste.
Je ne répondis toujours pas et nous gardâmes le silence un long moment, comme si subsistaient entre nous une infinité de paroles non dites qui le resteraient à jamais si mon maître sortait de la pièce sans ouvrir la bouche. Mais il ne dit rien. Finalement, j’entendis ses pas qui se dirigeaient vers le corridor.
C’est alors que je sortis de ma stupeur. Je sentais en moi une colère sourde et tranquille que je n’avais jamais connue avant cette nuit-là. Une colère désespérée, pleine d’amertume, comme les silences d’Alatriste.
— Vous voulez dire, capitaine, que nous venons de faire œuvre de charité ?
Je ne lui avais encore jamais parlé sur ce ton. Les pas s’arrêtèrent et la voix d’Alatriste me parvint, étrangement étouffée. J’imaginai ses yeux clairs dans la pénombre, perdus dans le vide.
— Quand viendra le moment, dit-il, prie Dieu que quelqu’un te rende la pareille.
Et c’est ainsi que se passèrent les choses, la nuit où Sebastián Copons égorgea le Hollandais blessé et où j’écartai de mon épaule la main du capitaine Alatriste. Et c’est également ainsi que je franchis, presque sans m’en rendre compte, cette étrange ligne d’ombre que tout homme lucide finit tôt ou tard par traverser. Seul et debout devant le cadavre, je commençai à regarder le monde avec des yeux bien différents. Et je me vis en possession d’une vérité terrible que jusque-là je n’avais fait que deviner dans le regard glacé du capitaine Alatriste : celui qui tue de loin ignore tout de ce que signifie tuer. Celui qui tue de loin ne tire aucune leçon sur la vie ni sur la mort. Il ne risque rien, il ne se salit pas les mains, il n’entend pas la respiration de son adversaire, il ne voit pas l’épouvante, le courage ou l’indifférence dans ses yeux. Celui qui tue de loin ne met pas à l’épreuve son bras, son cœur ni sa conscience. Il ne crée pas de fantômes qui reviennent ensuite le tourmenter toutes les nuits, pour le restant de ses jours. Celui qui tue de loin est un coquin qui confie à d’autres le sale travail qui est le sien. Celui qui tue de loin est pire que les autres hommes, car il ignore la colère, la haine, la vengeance et la terrible passion de la chair et du sang en contact avec l’acier d’une lame. Mais il ignore aussi la pitié et les remords. Celui qui tue de loin ne sait pas ce qu’il perd.
VII
LE SIEGE
De la tranchée, on entendait les Hollandais creuser. Diego Alatriste colla l’oreille sur un madrier planté pour soutenir les fascines et les paniers remplis de terre du fossé. Il entendit leurs coups sourds et réguliers qui venaient des entrailles de la terre. Il y avait une semaine que les défenseurs de Breda travaillaient nuit et jour pour couper la tranchée et le souterrain que les assaillants creusaient en direction de la demi-lune dite du Cimetière. Pouce après pouce, les nôtres avançaient avec leur mine et nos adversaires avec leur contre-mine, les premiers prêts à faire sauter des barils de poudre sous les fortifications des Hollandais, les seconds employés au même joli travail sous les pieds des sapeurs du roi catholique, et c’était à qui prendrait l’autre de vitesse et serait le premier à allumer ses mèches.