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— Maudit animal, dit Garrote.

Absorbé dans ses pensées, la tête penchée sur le côté, l’œil attentif, il était posté derrière les paniers de terre avec son mousquet coincé entre deux planches en guise de meurtrière, mèche fumante. Dégoûté, il faisait la grimace. Le maudit animal en question était une mule morte depuis trois jours et qui était restée sous le soleil, à quelques pas de la tranchée, entre les lignes des deux camps. Elle s’était échappée du camp espagnol, le temps de faire un petit tour, puis un coup de mousquet parti de la muraille l’avait laissée les quatre fers en l’air. Et maintenant, entourée d’un nuage de mouches, elle puait.

— Ta langue s’agite plus que ton épée.

— C’est ce qu’on va voir.

Mendieta était assis au fond de la tranchée, aux pieds de Garrote, s’épouillant avec la minutie solennelle des Basques – dans les tranchées, non contents de vivre à leur aise dans nos cheveux et nos hardes, les poux se promenaient partout avec beaucoup d’insolence. Absorbé par sa tâche, le Biscayen avait parlé sans manifester beaucoup d’intérêt. Comme les autres et comme le capitaine Alatriste, il avait une barbe de plusieurs jours et ses vêtements noirs de terre étaient en lambeaux.

— Tu peux le voir ?

Garrote secoua la tête. Il avait ôté son chapeau pour offrir une moins bonne cible à ceux d’en face. Ses cheveux gras et frisés faisaient une tresse sale sur sa nuque.

— Pas maintenant. Mais on voit sa tête de temps en temps… La prochaine fois, je m’occupe de ce fils à putain.

Alatriste jeta un bref coup d’œil par-dessus le parapet en essayant de rester à l’abri derrière les planches et les fascines. Le Hollandais était peut-être l’un des sapeurs qui travaillaient dans la bouche de la galerie, à une vingtaine de pas devant nous. Il avait beau faire, sa tête dépassait de temps en temps, juste ce qu’il fallait pour que Garrote, un bon tireur, le mette en joue sans se presser et lui fasse payer l’odeur de la mule morte.

Il y avait une vingtaine d’Espagnols dans la tranchée, l’une des plus avancées, qui zigzaguait tout près des positions hollandaises. L’escouade de Diego Alatriste y passait deux semaines sur trois, avec les autres soldats de la compagnie du capitaine Bragado qui occupaient les tranchées et les fossés voisins, principalement entre la demi-lune du Cimetière et la Merck, à deux tirs d’arquebuse de la muraille principale et de la citadelle de Breda.

— Le voilà, ce foutu hérétique, murmura Garrote.

Mendieta, qui venait de trouver un pou et l’observait avec une curiosité familière avant de l’écraser entre ses doigts, releva les yeux un instant.

— Tu as le Hollandais en joue ?

— Oui.

— Alors, expédie-le en enfer.

— C’est bien ce que je vais faire.

Après s’être passé la langue sur les lèvres, Garrote souffla sur la mèche et mit soigneusement son mousquet en joue, l’œil gauche fermé. Son index caressait le chien, comme si c’était le mamelon d’une fille de joie à un demi-ducat. Alatriste se redressa un peu plus et il aperçut l’espace d’un instant une tête nue qui se détachait prudemment dans la tranchée hollandaise.

— Encore un qui meurt en état de péché mortel, dit très lentement Garrote.

Puis on entendit le coup de feu et, derrière le nuage de poudre brûlée, Alatriste vit disparaître d’un coup la tête de l’ennemi. Il y eut des cris de fureur et trois ou quatre tirs firent voler la terre du parapet espagnol. Garrote, qui s’était laissé retomber au fond de la tranchée, ricanait, son mousquet fumant entre les jambes. Les Flamands s’étaient mis à tirer et nous abreuvaient d’insultes dans leur langue.

— Qu’ils aillent se faire foutre, dit Mendieta en découvrant un autre pou.

Sebastián Copons ouvrit un œil, puis le referma. Le coup de mousquet de Garrote l’avait dérangé dans sa sieste, qu’il faisait au pied du parapet, la tête appuyée sur une couverture crasseuse. Curieux, les frères Olivares dressèrent eux aussi leurs têtes hirsutes de Turcs dans un coude de la tranchée. Alatriste s’était accroupi jusqu’à se retrouver assis, le dos contre le terre-plein. Il glissa sa main dans sa poche pour en sortir un morceau de pain de munition, noir et dur, qu’il y gardait depuis la veille. Il en prit une bouchée qu’il humecta de salive avant de commencer à la mastiquer. Avec l’odeur de la mule morte et l’air vicié de la tranchée, cette collation n’avait rien d’exquis. Mais, n’ayant rien d’autre à se mettre sous la dent, ce pauvre croûton lui faisait l’effet d’un véritable festin. Personne n’allait ravitailler les nôtres avant la nuit, à la faveur de l’obscurité. De jour, nous étions trop exposés aux tirs de l’ennemi.

Mendieta laissait courir le nouveau pou sur le dos de sa main. Puis, fatigué de ce jeu, il finit par l’écraser d’une bonne tape. Garrote nettoyait avec sa baguette le canon de son arquebuse, encore chaud, en chantonnant un air italien.

— Si seulement on était à Naples, dit-il au bout d’un moment, en souriant de toutes ses dents blanches au milieu de son visage basané de Maure.

Tous savaient que Curro Garrote avait servi deux ans dans le Tercio de Sicile et quatre dans celui de Naples, contraint de changer d’air après diverses aventures fumeuses où il était question de femmes, de coups d’épée et de larcins nocturnes non sans effractions et quelques morts, ce qui lui avait valu un séjour forcé dans la prison de Vicaria et un autre, volontaire cette fois, comme réfugié dans l’église de la Capela, afin que ces vers s’accomplissent :

À qui m’a laissé sa cape et fuyant de moi s’échappe,

que peut Justice vouloir,

si son infâme pouvoir s’est mis en terre du pape ?

Le fait est que, bon an, mal an, Garrote avait eu le temps de parcourir sur les galères du roi la côte de Barbarie et les îles d’Orient, dévastant les terres des infidèles, pillant leurs caramousals et leurs navires de guerre. En ce temps-là, disait-il, il avait amassé suffisamment de butin pour jouir d’une retraite paisible. Et il en aurait été ainsi s’il n’avait pas rencontré trop de femelles sur son chemin et s’il n’avait adoré taper le carton. Devant un jeu de cartes, il était de ceux qui taillent fort et sont capables de jouer le soleil avant qu’il ne se lève.

— L’Italie… fit-il à voix basse, les yeux dans le vague, le sourire aux lèvres.

Il avait dit ce mot comme on prononce un nom de femme, et le capitaine Alatriste comprenait bien pourquoi. Lui aussi avait vu du pays, quoique moins que Garrote, et il avait lui aussi ses souvenirs d’Italie, qui, du fond d’une tranchée dans les Flandres, lui paraissaient encore plus agréables, si la chose est possible. Comme tous les vétérans d’Italie, il avait la nostalgie de ce pays ; ou peut-être regrettait-il sa jeunesse passée sous le ciel bleu et généreux de la Méditerranée. À vingt-sept ans, licencié de son tercio après la répression des Morisques rebelles de Valence, il s’était engagé dans celui de Naples et s’était battu contre les Turcs, les Barbaresques et les Vénitiens. Ses yeux avaient vu brûler l’escadre infidèle devant La Goulette avec les galères de Santa Cruz, les îles de l’Adriatique avec le capitaine Alonso de Contreras, et les eaux rougies de sang espagnol du gué fatidique des Querquenes, où, avec l’aide d’un compagnon appelé Diego duque de Estrada, il avait traîné un homme grièvement blessé, le jeune Álvaro de la Marca, futur comte de Guadalmedina. Durant ces années de jeunesse, les coups de chance et les délices de l’Italie lui avaient fait oublier les peines et les périls de la vie de soldat. Mais personne n’avait pu aigrir le doux souvenir qu’il avait gardé des vignes des coteaux du Vésuve, des camarades, de la musique, du vin de la Taverne del Chorillo et des belles femmes. L’année mille six cent treize avait été assombrie par la capture de sa galère dans l’embouchure du canal de Constantinople. Criblés de flèches turques jusqu’à la hune, la moitié de ses gens s’étaient fait tuer. Lui-même, blessé à la jambe, fut libéré quand le navire où il était captif fut pris à son tour. Deux ans plus tard, en mille six cent quinze, alors qu’il venait d’avoir l’âge du Christ, Alatriste avait été l’un des mille six cents Espagnols et Italiens qui, avec une flotte de cinq navires, saccagèrent durant quatre mois les côtes du Levant, pour débarquer ensuite à Naples avec un riche butin. C’est là que la roue de la fortune l’avait mis une fois de plus cul par-dessus tête. Une femme très brune, moitié espagnole et moitié italienne, cheveux noirs et grands yeux, de ces femelles qui prétendent s’effrayer quand elles voient une souris mais qui ne craignent pas de s’amuser avec une demi-compagnie d’arquebusiers, avait commencé par demander au capitaine Alatriste qu’il lui fasse cadeau de prunes de Gênes, puis d’un collier en or, et enfin de vêtements en soie. Un beau jour, l’aventure prit l’allure d’une comédie de Lope de Vega, quand le capitaine surgit à l’improviste alors qu’un pauvre diable en chemise se trouvait là où il n’aurait pas dû être. L’histoire du paroissien en chemise ôta tout crédit aux protestations de la mignonne, qui eut le front de prétendre qu’il s’agissait de son cousin à la mode de je ne sais trop quoi. Diego Alatriste n’avait plus l’âge de prendre ces balivernes pour argent comptant. De sorte que, après avoir marqué la joue de la fille avec une belle estafilade et mis dix pouces de fer entre la poitrine et le dos du pseudo cousin – qui dut se battre sans culotte, tenue sans grand panache à l’heure de se prouver au maniement des armes –, Diego Alatriste fut contraint de prendre la poudre d’escampette avant qu’on ne le jette en prison. Précaution qui consista à embarquer sans tarder pour l’Espagne, grâce à la faveur d’un ami de longue date dont j’ai déjà parlé, Alonso de Contreras – âgés tous deux de treize ans, ils étaient partis pour les Flandres, sous les drapeaux du prince Alberto.