Выбрать главу

L’entrée de la galerie principale était éclairée par une torche de goudron dont la lumière grasse faisait reluire la sueur sur les torses nus des sapeurs allemands qui s’étaient arrêtés un moment dans leur travail pour les voir passer, accroupis derrière leurs pioches et leurs pelles. Les Allemands étaient aussi bons à creuser qu’à se battre, surtout quand ils étaient bien payés et qu’ils n’avaient pas bu. Même leurs femmes, qui allaient et venaient chargées comme des mules avec des vivres venant du campement, se rendaient utiles en portant outils et gabions. Leur chef, un homme à barbe rousse et aux bras comme des jambons des Alpujarras, guida le groupe à travers le dédale de galeries étayées avec des planches, recouvertes de bâches, protégées par des fascines et des gabions, qui diminuaient de hauteur et se faisaient plus étroites à mesure qu’elles s’avançaient plus profondément dans les lignes hollandaises. Finalement, le sapeur s’arrêta devant l’entrée d’une caponnière qui n’avait pas plus de trois pieds de haut. Une lanterne éclairait une mèche qui se perdait dans l’obscurité, sinistre comme un serpent noir.

— Eine aune, dit l’Allemand en montrant avec ses mains l’épaisseur du mur de terre qui séparait la fin de la caponnière de la galerie hollandaise.

Alatriste acquiesça et tous s’écartèrent de l’entrée de l’étroit passage en se collant contre le mur pendant qu’ils se protégeaient le nez et la bouche avec des chiffons. L’Allemand leur fit un sourire.

— Zum Teufel ! dit-il.

Puis il prit la lanterne et alluma la mèche.

Des os. La galerie serpentait sous le cimetière. Des os et de la terre tombaient de partout. Os longs et courts, crânes, tibias, vertèbres. Squelettes entiers enveloppés dans des linceuls sales et déchirés, habits en lambeaux, usés par le temps. Et partout de la fumée et des décombres, des éclats de bois pourri provenant des cercueils, des fragments de pierres tombales, et une puanteur qui envahit la caponnière quand, après l’explosion, Diego Alatriste se mit à quatre pattes avec les autres pour avancer vers la brèche, croisant des rats épouvantés qui poussaient des cris perçants. Il y avait un trou à ciel ouvert par où filtrait un peu de lumière et d’air. Ils passèrent sous cette lumière incertaine, voilée par la fumée de la poudre brûlée, avant de pénétrer dans le noir qui régnait de l’autre côté, d’où provenaient des gémissements et des cris poussés par d’étranges voix. La bouche sèche et terreuse sous le linge qui la protégeait de la poussière, Alatriste sentait la sueur couler sur son torse, sous sa casaque de cuir. Il avançait en se traînant sur les coudes. Un objet rond roula jusqu’à lui, délogé par les pieds de l’homme qui le précédait. C’était un crâne humain. Le reste du squelette, défait dans son cercueil par l’explosion et l’éboulement qu’elle avait provoqué, se prit entre ses bras quand il voulut passer par-dessus, tandis que des fragments d’os lui égratignaient les cuisses.

Il ne pensait pas. Il rampait, la mâchoire serrée, les yeux fermés pour qu’ils ne se remplissent pas de terre, haletant sous le linge qui lui couvrait le visage. Il ne sentait rien. Ses muscles tendus ne cherchaient qu’à le maintenir en vie dans ce voyage au royaume des morts et à lui permettre de revoir la lumière du jour. Sa conscience n’abritait rien d’autre que la répétition consciencieuse des gestes mécaniques, professionnels, de son métier. Résigné à l’inévitable, il avançait, coincé entre le soldat qui le précédait et celui qui le suivait. Tel était le lieu que le destin lui assignait sur terre – ou, plus exactement, sous terre –, et rien de ce qu’il aurait pu penser ou sentir n’y aurait changé quoi que ce soit. Il eût été absurde de perdre son temps à penser à autre chose qui ne fût pas se traîner avec son pistolet dans une main et sa dague dans l’autre, sans autre but que de reproduire le rituel macabre que d’autres hommes avaient répété au cours des siècles : tuer pour rester en vie. À part cette certitude bien simple, rien n’avait de sens. Son roi et sa patrie – quelle que fût la vraie patrie du capitaine Alatriste – se trouvaient trop loin de ce souterrain, de cette noirceur au bout de laquelle continuaient à s’élever, chaque fois plus proches, les lamentations des sapeurs hollandais surpris par l’explosion. Mendieta devait être arrivé jusqu’à eux car Alatriste entendait à présent des coups sourds, des craquements d’os qui se brisaient sous la pelle que le Biscayen maniait apparemment de bon cœur. Derrière les décombres, les ossements et la poussière, la caponnière s’élargissait et rejoignait la galerie des Hollandais, devenue un pandémonium plongé dans le noir. Dans un coin brûlait encore la mèche de la chandelle de suif d’une lanterne sur le point de s’éteindre : une petite lumière ténue, rougeâtre, qui suffisait à peine à donner un profil incertain aux ombres qui gémissaient autour d’elle. Alatriste déboula dans le réduit, se mit à genoux, puis glissa son pistolet sous son ceinturon et tâtonna autour de lui de sa main libre. La pelle de Mendieta faisait froidement son ouvrage. Tout à coup, on entendit de grands cris en hollandais. Quelqu’un tomba de la sortie de la caponnière, heurtant le capitaine dans le dos. Alatriste sentit ses camarades se rassembler un par un dans l’abri. Soudain, un coup de pistolet éclaira un instant le réduit, laissant voir des corps qui se traînaient par terre ou gisaient immobiles et, dans un éclair fugace, la pelle rougie de sang que tenait Mendieta.

Un courant d’air emportait la poudre et la fumée de la galerie hollandaise vers la caponnière. Alatriste s’y dirigea à tâtons. Il tomba nez à nez avec un survivant, le temps qu’un juron hollandais précède l’éclair d’un coup de feu qui aveugla le capitaine, manquant de peu lui brûler le visage. Alatriste se rapprocha de son agresseur et lui donna deux coups de dague en croix qui se perdirent dans le vide, puis encore deux, de plus près. Le dernier fit mouche. On entendit un hurlement, puis le bruit d’un corps qui prend la fuite à quatre pattes. Alatriste se lança à la poursuite de l’ennemi, donnant des coups de lame et se laissant guider par les cris d’angoisse du fugitif. Il finit par le rattraper par un pied, puis enfonça sa dague pour l’étriper, plusieurs fois, jusqu’à ce que l’autre cesse de crier et de se débattre.

— Ik geef mij over ! Hurla quelqu’un dans les ténèbres.

Une exclamation bien inutile, car chacun savait qu’on ne faisait pas de prisonniers dans les caponnières. Lorsque la donne leur était contraire, les Espagnols n’espéraient pas, eux non plus, qu’on leur fasse de quartier. La voix se cassa dans un râle d’agonie quand l’un des assaillants, se guidant sur elle, arriva jusqu’à l’hérétique et le cribla de coups de poignard. L’oreille tendue, immobile et attentif, Alatriste entendit que d’autres soldats se battaient. On tira encore deux coups de feu et il put voir Copons aux prises avec un Hollandais. Les deux hommes luttaient par terre. Puis il entendit les frères Olivares s’appeler à voix basse. Copons et le Hollandais ne faisaient plus de bruit et, l’espace d’un instant, on ne sut qui était mort et qui était vivant.

— Sebastián, murmura le capitaine.