Je ne pense ni ne veux devenir seigneur d’hérétiques. Et si tout ne peut se régler, comme je le désire, sans le secours des armes, je suis prêt à les prendre sans craindre péril, ni la ruine de ces pays, ni celle de tous les autres qu’il me reste, pour faire ce qu’un prince chrétien vivant dans la crainte de Dieu doit faire à Son service.
Et il en fut ainsi, pardieu. Après que les tercios se furent battus trois longues décennies durant contre la moitié du monde, sans y gagner autre chose que pieds gelés et têtes chaudes, très vite il ne resta plus qu’à les voir mourir sur les champs de bataille, comme à Rocroi, fidèles à leur réputation à défaut d’autre chose, taciturnes et impassibles, pendant que leurs rangs se transformaient en ces « tours et murailles humaines » dont parla avec admiration Bossuet. Nous les avons bien fait braire, autant que nous étions. Même si nos hommes et leurs généraux n’étaient plus ce qu’ils avaient été du temps du duc d’Albe et d’Alexandre Farnèse, les soldats espagnols continuèrent un temps d’être le cauchemar de l’Europe, eux qui avaient capturé un roi de France à Pavie, vaincu l’ennemi à Saint-Quentin, mis à sac Rome et Anvers, pris Amiens et Ostende, tué dix mille ennemis lors de l’assaut de Jemmigen, huit mille à Maastricht et neuf mille à L’Écluse en se battant à l’arme blanche, de l’eau jusqu’à mi-corps.
Nous étions la colère de Dieu. Il suffisait d’un coup d’œil pour comprendre pourquoi : troupe farouche et rude venue des terres arides du Sud pour se battre en pays étrangers, hostiles, où il n’y avait pas de retraite possible, où la déroute signifiait l’anéantissement. Hommes poussés les uns par la misère et la faim qu’ils voulaient laisser derrière eux, les autres par l’ambition, la fortune et la gloire, eux à qui pouvait bien s’appliquer la chanson du gentil jeune homme de Don Quichotte :
Qui me conduit à la guerre ? Nécessité, misère ; si j’avais de l’argent je n’irais point vraiment.
Ou ces vers, aussi anciens qu’éloquents :
Le besoin méfait batailler ; et une fois juché en selle, la belle Castille s’écartèle sous les sabots de mon coursier.
Enfin, nous étions toujours là-bas et nous le fûmes encore quelques années, agrandissant la Castille à la pointe de l’épée, ou comme Dieu ou le diable voulait que nous le fassions. Le drapeau de notre compagnie flottait au balcon d’une maison de la place d’Oudkerk. Mon camarade Jaime Correas, valet de l’escouade du sous-lieutenant Coto, était là, à la recherche de ses compagnons d’armes. Je continuai un peu mon chemin en me tenant éloigné de la façade principale de la maison communale pour échapper à la terrible chaleur de l’incendie. Comme j’arrivais au coin de l’édifice, je vis deux hommes occupés à entasser des livres et des archives qu’ils sortaient à la hâte. Il était plutôt rare de voir des soldats amasser des livres en plein sac d’une ville. J’eus l’impression que les deux hommes essayaient plutôt de sauver ce qu’ils pouvaient de l’incendie. Je décidai de m’approcher. Vous vous souviendrez peut-être que j’avais appris à lire les caractères imprimés dès mon arrivée à Madrid, grâce à Don Francisco de Quevedo qui m’avait fait cadeau d’un Plutarque, aux leçons de latin et de grammaire que me donnait le père Ferez, à mon goût pour les pièces de théâtre de Lope de Vega et à l’habitude que mon maître, le capitaine Alatriste, avait de lire les livres qui lui tombaient sous la main.
L’un des deux hommes était un Hollandais d’un certain âge, cheveux longs et blancs. Il était vêtu de noir, comme le sont les pasteurs de là-bas, avec un col à la wallonne, sale, et des bas gris. Mais il ne semblait pas être un religieux, si l’on peut appeler ainsi ceux qui prônent les doctrines de Calvin l’hérétique – que le diable l’emporte en enfer, ce fils à putain. Finalement, je me dis qu’il devait s’agir d’un secrétaire ou d’un fonctionnaire municipal qui tentait de sauver les livres de l’incendie. J’aurais passé mon chemin si je n’avais vu que l’autre homme, qui sortait justement au milieu des volutes de fumée, les bras chargés de volumes, portait la bande rouge des soldats espagnols. Nu-tête, jeune, son visage noirci par la fumée était couvert de sueur, comme s’il avait fait beaucoup de voyages au fond du brasier qu’était devenu l’édifice. Une épée pendait à son baudrier. Chaussé de hautes bottes roussies par les décombres et les tisons, il ne semblait pas se soucier de la manche fumante de son pourpoint qui brûlait lentement, sans faire de flammes. Pas même lorsqu’il s’en aperçut enfin alors qu’il déposait une brassée de livres à terre, se contentant de l’éteindre distraitement en tapant dessus avec la main. Il leva les yeux et me vit. L’homme avait des traits fins, anguleux, une moustache châtain, encore peu fournie, qui se prolongeait en une petite barbe sous sa lèvre inférieure. Je me dis qu’il devait avoir vingt ou vingt-cinq ans.
— Tu pourrais donner un coup de main au lieu de rester là comme un ahuri, grogna-t-il en remarquant le rouge fané de la croix de Saint-André cousue sur mon pourpoint.
Il regarda autour de lui les arcades d’où quelques femmes et enfants contemplaient la scène, puis il essuya avec sa manche brûlée son visage en sueur.
— Pardieu, je meurs de soif, dit-il.
Et il repartit chercher d’autres livres avec l’homme en noir. Après quelques instants de réflexion, je décidai de courir vers la maison la plus proche, dont la porte défoncée était sortie de ses gonds. Une famille hollandaise s’y trouvait, hésitant entre la peur et la curiosité.
— Drinken, dis-je en montrant mes deux pichets d’étain, joignant le geste à la parole, une main posée sur le manche de ma dague.
Les Hollandais comprirent car ils revinrent presque aussitôt avec les deux pichets pleins que je m’empressai de porter aux deux hommes qui continuaient d’entasser des livres. Assoiffés, ils les vidèrent d’un trait, jusqu’à la dernière goutte. Avant de disparaître une nouvelle fois dans la fumée, l’Espagnol se retourna vers moi.
— Merci, dit-il simplement.
Je laissai ma besace par terre, j’ôtai mon pourpoint de velours et je lui emboîtai le pas. Non pas qu’il m’eût souri en me remerciant, ni que sa manche roussie et ses yeux rougis par la fumée m’eussent attendri, mais parce que, tout à coup, ce soldat inconnu m’avait fait comprendre qu’il y a parfois des choses plus importantes que d’amasser un butin. Même quand il représente peut-être cent fois votre solde annuelle. Je pris une grande respiration et, me couvrant la bouche et le nez avec un mouchoir que je sortis de ma poche, je courbai la tête pour esquiver les poutres branlantes qui brûlaient en jetant des gerbes d’étincelles. Je m’enfonçai dans la fumée, ramassant des livres sur les rayons en flammes, au milieu des flammèches qui voletaient dans cet air qui nous brûlait les entrailles. La plupart des ouvrages étaient déjà réduits en cendres, tristes résidus dans lesquels s’émiettaient et disparaissaient tant d’heures d’étude, tant d’amour, tant d’intelligence, tant de vies qui auraient pu en illuminer d’autres.
Nous fîmes un dernier voyage avant que le plafond de la bibliothèque ne s’effondre à grand bruit derrière nous. Bouches ouvertes pour respirer de l’air frais, nous nous regardions, hébétés, inondés de sueur sous nos chemises, les yeux larmoyants. Devant nous, à nos pieds, en sécurité, deux cents livres et de vieilles liasses de papiers. Le dixième de ce qui a brûlé dans la bâtisse, calculai-je mentalement. À genoux devant le tas, épuisé par l’effort, le Hollandais vêtu de noir toussait et pleurait. Quant au soldat, il m’adressa un sourire quand il eut retrouvé son souffle.