— Naturellement, dit celui-ci avec une pointe de dédain, si vous trouvez cette mission trop dangereuse…
Il ne termina pas sa phrase et regarda autour de lui, tandis que son compagnon ébauchait un sourire. Faisant fi des regards d’avertissement que lui lançait le capitaine Bragado, demeuré un peu à l’écart, Alatriste retira sa main du pommeau de son épée pour lisser sa moustache avec un parfait sang-froid. Une façon comme une autre de contenir la colère qu’il sentait grandir en lui et qui faisait battre ses tempes.
Il fixa un très long moment ses yeux glacés sur un aspirant, puis sur l’autre, au point que le mestre de camp, qui était resté tout ce temps le dos tourné, comme si l’affaire ne le concernait pas, fît volte-face pour l’observer. Mais Alatriste s’adressait déjà à Carmélo Bragado :
— Je suppose qu’il s’agit d’un ordre de votre part, mon capitaine.
Bragado posa lentement la main sur sa nuque et la caressa sans répondre, puis il se tourna vers le sergent-major Idiáquez, qui fusillait du regard les deux aspirants. Don Pedro de la Daga prit la parole :
— Dans les affaires d’honneur, il n’y a pas d’ordre qui tienne, dit-il avec un profond mépris. Chacun y va de sa réputation et de son nom.
Alatriste pâlit en entendant ces mots et sa main revint lentement se poser sur le pommeau de sa tolédane. Le regard que lui adressait Bragado était presque suppliant : s’il sortait ne serait-ce qu’un pouce de la lame de son épée, Alatriste serait envoyé au gibet. Mais les réflexions du capitaine ne s’arrêtaient pas là. Il était en train de calculer avec un calme imperturbable le temps dont il disposerait s’il donnait un coup d’épée au mestre de camp et se retournait contre les deux aspirants. Peut-être aurait-il le temps d’en envoyer un en enfer, de préférence Carlos del Arco, avant qu’Idiáquez et Bragado ne l’abattent, lui, le capitaine, comme un chien.
Visiblement mal à l’aise, le sergent-major s’éclaircit la voix. De par son grade et ses privilèges dans le tercio, il était le seul à pouvoir contredire Chie-des-Cordes. Il connaissait Diego Alatriste depuis qu’une vingtaine d’années plus tôt, à Amiens, alors que l’un était encore un jeune garçon et que la moustache de l’autre poussait à peine, ils étaient sortis ensemble de la demi-lune de Montrecurt avec la compagnie du capitaine Don Diego de Villalobos. Durant quatre heures, ils avaient fait taire l’artillerie ennemie tout en passant au fil de l’épée jusqu’au dernier des huit cents Français qui défendaient les tranchées, en échange de la vie de soixante-dix camarades. Pardieu, le compte était bon s’il fallait en croire l’arithmétique : onze soldats par tête et trente de surcroît.
— Avec tout le respect que je dois à Votre Seigneurie, fit observer Idiáquez, il faut dire que Diego Alatriste est un vieux et bon soldat. Nous savons tous que sa réputation est sans tache. Je suis sûr que…
Le mestre de camp l’interrompit d’un geste impatient :
— Les réputations sans tache peuvent se ternir.
— Diego Alatriste est un bon soldat, osa le capitaine Bragado, qui, derrière les autres, avait honte de son silence.
Don Pedro de la Daga le fit taire d’un nouveau geste brusque :
— Tout bon soldat – et dans mon tercio il y en a à foison – donnerait un bras pour se trouver demain devant la porte de Bolduc.
Diego Alatriste regarda le mestre de camp dans les yeux. Puis sa voix s’éleva, lente et froide, très basse, aussi tranchante que l’épée dont l’envie de se servir le démangeait.
— Je me sers de mes deux bras pour m’acquitter de mon devoir envers le roi qui me paye… quand il me paye…
Alatriste fit une très longue pause. Quant à mon honneur et à ma réputation. Votre Seigneurie n’a rien à craindre. Je m’en occupe moi-même et je n’ai besoin de personne pour me faire la leçon.
Le mestre de camp le fixait, comme s’il voulait graver ses traits dans sa mémoire. Il songeait manifestement à ce qu’il venait d’entendre, à la recherche d’un mot, d’un ton de voix, d’une nuance qui lui auraient permis d’attacher une corde au premier arbre venu. Comme par hasard, en la dissimulant sous son chapeau, Alatriste posa la main sur sa hanche gauche, près du manche de sa dague. Au premier signe, pensait-il avec résignation, je lui enfonce ma dague dans la gorge, je dégaine mon épée, et que Dieu et le diable comptent les leurs.
— Que cet homme retourne aux tranchées, dit enfin Chie-des-Cordes.
Le souvenir de la récente mutinerie tempérait sans doute le penchant du mestre de camp pour les cordes de chanvre. Bragado et Idiáquez, qui avaient surpris le geste de Diego Alatriste, semblèrent contents de la tournure que prenaient les événements. Cachant de son mieux son propre soulagement, Alatriste salua respectueusement en inclinant la tête, pivota sur ses talons et sortit de la tente, s’arrêtant juste à côté des hallebardes des sentinelles allemandes qui auraient fort bien pu le conduire au gibet en ce même instant. Il resta quelque temps sans bouger, remerciant le soleil qui touchait déjà l’horizon derrière les digues, certain qu’il le verrait se lever le lendemain. Puis il enfonça son chapeau sur sa tête et se dirigea vers les parapets qui conduisaient à la demi-lune du Cimetière.
Cette nuit-là, le capitaine Alatriste resta éveillé jusqu’à l’aube, couché sous sa capote et regardant les étoiles. Ce n’étaient pas l’hostilité du mestre de camp ni la crainte du déshonneur qui le tenaient éveillé tandis que ses camarades ronflaient autour de lui. Il se moquait de ce qu’on allait dire dans le tercio : Idiáquez et Bragado le connaissaient bien et ils sauraient raconter l’incident. De plus, comme il l’avait dit à Don Pedro de la Daga, il savait se faire respecter, autant de ses égaux que des autres. Non, c’était autre chose qui l’empêchait de dormir, et il se surprit à désirer qu’au moins un des aspirants survive le lendemain devant la porte de Bolduc. De préférence ce Carlos del Arco. Parce que ensuite, se dit-il sans quitter des yeux le firmament, le temps passe, la vie déroule ses méandres, et vous ne savez jamais quand vous allez tomber sur une ancienne connaissance dans une ruelle bien noire et silencieuse, sans voisins pour se mettre aux fenêtres en entendant le bruit des épées.
Le lendemain, sous les yeux des nôtres qui se levaient dans leurs tranchées tandis que l’ennemi, tapi dans les siennes ou perché sur les murailles, observait la scène, cinq hommes sortirent de nos lignes et se portèrent à la rencontre de cinq autres hommes qui franchissaient la porte de Bolduc. Selon la rumeur qui circulait dans le camp, il s’agissait de trois Hollandais, d’un Écossais et d’un Français. Le capitaine Bragado avait choisi comme cinquième homme l’enseigne Minaya, natif de Soria, âgé de trente et quelques années, un homme de confiance qui avait de bonnes jambes et une main meilleure encore. Les uns et les autres s’approchaient, une épée et deux pistolets à la ceinture, mais sans dague. On disait que ceux d’en face avaient exclu cette arme car tout le monde savait qu’elle rendait les Espagnols redoutables au corps à corps.
Rentré la veille de trois journées passées à essayer de trouver des vivres avec une bande de valets, presque jusqu’aux rives de la Meuse, j’étais là dans la foule avec mon ami Jaime Correas, debout sur les gabions des tranchées, sans risquer pour l’heure de recevoir un coup de mousquet. Il y avait des centaines de soldats partout et l’on disait que le marquis des Balbases, le général Spinola, était là lui aussi, à côté de Don Pedro de la Daga et des capitaines et mestres des autres tercios. Quant à Diego Alatriste, il se trouvait dans l’une des premières tranchées avec Copons, Garrote et les autres soldats de son escouade, muet, les yeux rivés sur la scène. L’enseigne Minaya, sans doute mis au courant par le capitaine Bragado, avait eu un geste de bon camarade : très tôt, il était venu demander à Alatriste de lui prêter un de ses pistolets, sous prétexte que les siens fonctionnaient mal. L’arme à la ceinture, il s’avançait maintenant vers ses adversaires. Ce geste en disait long sur la droiture de Minaya, qui mettait ainsi un terme aux racontars circulant dans la compagnie. Je dirai à ce propos que bien des années plus tard, après Rocroi, quand les tours et détours de la fortune firent de moi un officier de la garde espagnole du roi Philippe, j’eus l’occasion de rendre un service à une jeune recrue du nom de Minaya, ce que je fis sans la moindre hésitation en souvenir du jour où son père eut l’élégance d’aller se battre en portant à la ceinture le pistolet du capitaine Alatriste, devant les murs de Breda.