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Nous passâmes sur l’autre rive en empruntant une estacade qui nous conduisit à la digue séparant la rive gauche des marécages. La tache blanche du capitaine Alatriste avançait en silence, comme d’habitude. Je l’avais vu se préparer posément à la tombée de la nuit : casaque de buffle sous la chemise, et par-dessus la ceinture, avec son épée, sa dague et le pistolet que lui avait rendu l’enseigne Minaya. Alatriste avait graissé le bassinet de son arme pour le protéger de l’eau. Il avait aussi suspendu à son ceinturon une petite poire à poudre et une bourse contenant dix balles, un silex de rechange et un briquet à amadou, au cas où il en aurait besoin. Il avait vérifié la couleur de la poudre, ni trop noire ni trop brune, son grain, fin et dur, puis il en avait mis un peu sur sa langue pour goûter le salpêtre et avait ensuite demandé à Copons sa pierre à aiguiser, afin de repasser longuement les deux tranchants de sa dague. Les hommes de l’avant-garde n’avaient ni arquebuses ni mousquets. Leur mission consistait à donner le premier assaut à l’arme blanche dans le but d’établir une tête de pont, tâche pour laquelle ils devaient aller légers et les mains libres. Le fourrier de notre compagnie ayant demandé des volontaires parmi les valets, mon ami Jaime Correas et moi-même nous présentâmes, non sans lui rappeler que nous avions fait nos preuves lors du coup de main contre la porte d’Oudkerk. Quand il me vit de près, avec ma chemise sur mon pourpoint, la miséricorde à la ceinture, prêt à sortir des tranchées, le capitaine Alatriste s’abstint de tout commentaire. Il se contenta de hocher la tête et de me montrer d’un geste un des sacs que nous devions porter. Puis, dans la lumière brumeuse des feux de camp, nous mîmes tous un genou en terre, nous récitâmes le Notre Père dans un murmure qui parcourut les rangs des soldats, nous nous signâmes et nous partîmes en direction du nord-ouest.

La file s’arrêta tout à coup et les hommes s’accroupirent, se donnant tour à tour à voix très basse le mot de passe que venait de dévoiler le capitaine Bragado : Anvers. On nous avait fourni d’abondantes explications avant le départ, si bien que, sans qu’il soit nécessaire de lui en donner l’ordre, un groupe de chemises blanches passa silencieusement devant moi. J’entendis patauger les hommes qui s’éloignaient à présent des deux côtés de la digue, de l’eau jusqu’à mi-corps. Le soldat qui allait derrière moi me toucha l’épaule et me débarrassa de mon sac. Son visage faisait une tache sombre et je pus entendre sa respiration haletante quand il assujettit les courroies de ma besace avant de poursuivre son chemin. Quand je regardai devant moi, la chemise du capitaine Alatriste avait disparu dans l’obscurité et le brouillard. Les dernières ombres passaient maintenant à côté de moi, puis elles s’évanouirent dans un bruit étouffé de lames sortant de leurs fourreaux et dans le doux cliquetis des arquebuses et des pistolets que l’on chargeait enfin. Je fis encore quelques pas avec elles avant de me laisser distancer, puis je m’étendis à plat ventre au bord du talus, sur l’herbe mouillée que leurs pas avaient souillée de boue. Quelqu’un s’approcha de moi à quatre pattes. C’était Jaime Correas. Nous restâmes là, échangeant quelques mots dans un souffle, regardant devant nous anxieusement, essayant de voir dans l’obscurité les quarante-quatre Espagnols qui allaient tenter de faire passer un mauvais quart d’heure aux hérétiques.

Nous attendîmes, le temps de dire un ou deux rosaires. Mon camarade et moi étions transis de froid. Nous nous serrions l’un contre l’autre pour nous tenir chaud. Nous n’entendions rien, à part le clapotis du courant sur le côté de la digue qui donnait sur la rivière.

— Ils prennent leur temps, murmura Jaime.

Je ne répondis pas. Je m’imaginais le capitaine Alatriste, de l’eau froide jusqu’à la poitrine, tenant son pistolet en l’air pour ne pas mouiller la poudre, sa dague ou son épée dans l’autre main, en train de s’approcher des sentinelles hollandaises qui gardaient les écluses. Puis je pensai à Caridad la Lebrijana et plus tard à Angélica d’Alquézar. Les femmes ignorent souvent ce qu’il y a de résolu et de redoutable dans le cœur de certains hommes.

Nous entendîmes un coup d’arquebuse, un seul, en plein milieu de la nuit et du brouillard. Je calculai qu’il devait avoir été tiré à plus de trois cents pas devant nous, qui nous fîmes encore plus petits. Puis ce fut le silence. Soudain, un furieux feu roulant de détonations, de coups de pistolet et de mousquet se fit entendre. Excités et enhardis, Jaime et moi essayâmes de percer les ténèbres, en vain. Les coups de feu se succédaient maintenant des deux côtés, de plus en plus nourris, assourdissant ciel et terre comme si un orage grondait derrière le sombre rideau de la nuit. Au même moment, nous vîmes la brume se dissiper un peu, faible clarté laiteuse puis rougeâtre qui se multipliait, suspendue aux minuscules gouttelettes qui remplissaient l’air en se reflétant dans l’eau noire, en bas du talus où nous étions toujours à plat ventre. La digue de Sevenberge était en flammes.

Je ne sus jamais combien de temps passa ainsi. Ce que je sais, c’est que dans le lointain la nuit résonnait comme l’enfer doit le faire. Nous nous redressâmes un peu, fascinés, et au même instant nous entendîmes des bruits de pas qui venaient à la course sur la digue. Puis des taches blanches, soldats en chemise qui s’élançaient dans l’obscurité, commencèrent à se dessiner dans la brume, passant à côté de nous en direction des lignes espagnoles. Les détonations et les coups d’arquebuse continuaient devant nous, tandis que les silhouettes qui venaient de là-bas couraient rapidement, pataugeant dans la boue, lançant des imprécations, haletantes. Un blessé mal en point gémissait, soutenu par ses camarades. Le crépitement des mousquets se rapprochait et les chemises blanches, qui au début arrivaient nombreuses, commencèrent à s’espacer.

— On fout le camp ! me dit Jaime en se mettant à courir.

Je me relevai à mon tour, poussé par une vague de panique. Je ne voulais pas rester seul en arrière. Des soldats attardés arrivaient encore et dans chaque tache blanche j’essayais de reconnaître le capitaine Alatriste. Une ombre indécise s’avança sur la digue, courant avec difficulté, gémissant de douleur à chaque pas. Avant d’arriver jusqu’à moi, elle roula en bas du talus et j’entendis l’eau clapoter. Sans réfléchir, je sautai du talus et me retrouvai avec de l’eau jusqu’aux genoux, tâtonnant dans l’épais brouillard jusqu’à tomber sur un corps immobile. Je sentis un corselet sous la chemise et un visage barbu, glacé comme la mort. Ce n’était pas le capitaine.

Les coups de feu se rapprochaient de plus en plus et semblaient venir de toutes les directions. J’escaladai le talus pour remonter sur la digue, désorienté, et c’est alors que je commençai à me demander où étaient ceux de mon camp. On ne voyait plus de lueurs dans le lointain et personne ne passait plus en courant devant nous. J’avais oublié de quel côté était tombé cet homme et je ne savais plus par où prendre la fuite. Ma tête refusait de fonctionner dans un silencieux cri de panique. Pense, me disais-je. Garde la tête claire, Íñigo Balboa, ou tu ne verras pas le lever du soleil. Je me mis à genoux, les tempes battantes, luttant pour que ma raison l’emporte sur ma peur. Je me souvenais que l’eau était calme du côté où le soldat était tombé. Je compris alors que j’entendais le doux murmure de la Merck qui coulait en bas du talus de droite. La rivière descend en direction de Sevenberge, me dis-je. Nous sommes arrivés par la rive droite, pour passer ensuite sur la digue qui se trouvait à gauche en empruntant l’estacade. J’allais donc dans la mauvaise direction. Je fis demi-tour et me mis à courir, fendant la nuit noire comme si, au lieu des Hollandais, j’avais le diable aux trousses.