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Je n’ai que rarement couru ainsi dans ma vie. N’oubliez pas que j’étais trempé et couvert de boue. Je fonçais tête baissée dans la nuit noire, au risque de rouler en bas d’un talus et de m’en aller tout droit dans la Merck. L’air humide et froid me faisait suffoquer, comme si des aiguilles chauffées au rouge avaient pénétré dans mes poumons. Tout à coup, juste au moment où je me demandais si je n’avais pas dépassé l’estacade, je tombai dessus. Je me cramponnai aux planches et commençai à traverser d’un pas hésitant sur le bois mouillé. À peine arrivais-je en face, sur la terre ferme, qu’un coup de feu troua l’obscurité et que j’entendis une balle d’arquebuse siffler à quelques pouces de ma tête.

— Anvers ! Criai-je en me jetant à terre.

— Merde ! fit une voix.

Deux silhouettes se détachèrent dans le brouillard, courbant le dos.

— Tu l’as échappé belle, camarade, dit une seconde voix.

Je me relevai et m’approchai des soldats. Je ne distinguais pas leurs visages, mais je voyais les taches blanches de leurs chemises et l’ombre sinistre des arquebuses qui avaient bien failli m’expédier dans l’au-delà.

— Vous n’avez pas vu ma chemise ? demandai-je, haletant, encore sous le coup de la surprise.

— Quelle chemise ? dit l’un des deux hommes.

Je palpai ma poitrine, surpris, et si je ne jurai pas, ce fut que je n’avais ni l’âge ni l’habitude de le faire. Parce que, d’être resté si longtemps à plat ventre sur la digue durant l’assaut, ma chemise était couverte de boue.

IX

LE MESTRE DE CAMP ET LE DRAPEAU

C’est à cette époque que mourut Maurice de Nassau, pour la plus grande douleur des hérétiques et la plus grande joie des bons chrétiens, non sans nous avoir arraché, en guise d’au revoir, la ville de Goch, incendié nos magasins de vivres à Ginneken et tenté de nous prendre Anvers lors d’un coup de main qui se retourna contre lui. Mais l’hérétique, paladin de l’abominable secte de Calvin, s’en fut en enfer avant de voir se réaliser son obsession : lever le siège de Breda. En guise de condoléances, nos canons employèrent la journée à battre fort joliment avec des boulets de soixante livres les murs de la cité. Au point du jour, nous fîmes sauter un bastion où se trouvaient trente des leurs, les réveillant de bien vilaine façon. Comme quoi l’avenir n’appartient pas toujours à ceux qui se lèvent tôt.

Breda ne présentait plus d’intérêt militaire pour les Espagnols, mais il y allait de notre réputation. Le monde était en suspens, guettant le triomphe ou l’échec des armes du roi catholique. Jusqu’au sultan des Turcs – que le Christ lui donne des sueurs froides – qui attendait le dénouement pour voir si le roi Philippe IV allait sortir grandi ou diminué de cette aventure. Et de l’Europe entière convergeaient les yeux de tous les rois et princes, en particulier ceux de France et d’Angleterre, toujours prêts à tirer profit de nos disgrâces et à pleurer les succès espagnols, comme c’était aussi le cas en Méditerranée avec les Vénitiens et même avec le pape de Rome. Bien que vicaire de Dieu sur terre et tout ce qu’on voudra, malgré le fait que les Espagnols accomplissaient en Europe le plus dur de la besogne, se ruinant pour la défense de Dieu et de la Très Sainte Marie, Sa Sainteté essayait de nous nuire tant qu’elle pouvait et même plus, jalouse de notre influence en Italie. Rien ne vaut d’être grand et craint pendant deux siècles pour que vos ennemis, animés des pires intentions, qu’ils portent ou non la tiare, se multiplient de tous côtés et, sous couleur de bonnes paroles, de sourires et de diplomatie, réussissent à vous faire consciencieusement la branlette. Quoique, dans le cas du souverain pontife, son fiel était d’une certaine façon compréhensible. Après tout, juste un siècle avant le siège de Breda, son prédécesseur Clément VII avait dû prendre ses jambes à son cou, relevant sa soutane pour courir plus vite et se réfugier dans le château Saint-Ange, quand les Espagnols et les lansquenets de l’empereur Charles Quint – qui n’avaient pas touché leur solde depuis le temps où le Cid Campeador était caporal – assaillirent ses murailles et mirent Rome à sac sans respecter les palais des cardinaux, ni les femmes, ni les couvents. Tant il est vrai que les papes ont eux aussi une bonne mémoire et un amour-propre quelque peu mal placé.

— Il y a une lettre pour toi, Íñigo.

Surpris, je levai les yeux pour regarder le capitaine Alatriste. Il était debout devant la cahute de couvertures, de fascines et de terre où je tuais le temps avec quelques camarades. Il était coiffé de son chapeau et portait sur ses épaules sa capote élimée dont les basques étaient légèrement soulevées par le fourreau de son épée. Le large bord de son chapeau, sa moustache fournie et son nez aquilin amincissaient son visage, qui paraissait pâle, bien que tanné par les intempéries. En vérité, il était plus maigre que d’habitude. Il avait été malade pendant quelques jours après avoir bu de l’eau corrompue – le pain était moisi et la viande, quand il y en avait, grouillait d’asticots –, le corps brûlant de fièvre tierce. Mais le capitaine n’aimait ni les saignées ni les purgatifs – selon lui, le remède était pire que le mal. Il revenait donc du champ des vivandiers, où un homme de sa connaissance, tantôt barbier, tantôt apothicaire, lui avait préparé certaine décoction d’herbes pour faire tomber la fièvre.

— Une lettre pour moi ?

— A ce qu’il paraît.

Je laissai Jaime Correas et les autres, secouant ma culotte pour en faire tomber la poussière. Nous étions hors de portée des murailles, à côté d’abris proches de l’enclos où l’on gardait les chariots à bagages et les bêtes de somme, non loin de certaines baraques qui faisaient fonction de tavernes, quand il y avait du vin, et de bordels pour la troupe, avec leurs Allemandes, Italiennes, Flamandes et Espagnoles. Nous autres les valets avions pour habitude de traîner dans les parages, avec toute l’astuce et la malice que notre fonction et nos jeunes années nous donnaient, cherchant à mener joyeuse vie. Nous rentrions presque toujours de nos expéditions avec deux ou trois œufs, quelques pommes, des chandelles de suif et tout ce qui pouvait se vendre ou s’échanger. Je faisais profiter de mon industrie le capitaine Alatriste et ses camarades. Et quand j’avais un coup de chance, je m’occupais de mes propres affaires, qui consistaient notamment à visiter avec Jaime Correas la baraque de la Mendoza, dont personne ne s’était avisé de me disputer l’entrée depuis cette conversation que Diego Alatriste et le Valencien Candau avaient eue quelque temps plus tôt, sur la berge de la digue. Le capitaine, qui était au courant, m’avait discrètement grondé, m’expliquant que les femmes qui suivent les soldats amènent avec elles bubons, pestilences et estocades. J’ignore ce que furent ses relations avec ces putains en d’autres occasions. Mais je peux dire qu’en Flandres je ne le vis jamais entrer dans une maison ou dans une tente portant l’enseigne du cygne. En revanche, je sus qu’une ou deux fois, avec la permission du capitaine Bragado, il s’était rendu à Oudkerk, où était alors cantonnée une compagnie de Bourguignons, pour rendre visite à la Flamande dont j’ai parlé plus haut. On disait que, la fois précédente, Alatriste avait eu des mots avec le mari et qu’il l’avait jeté dans le canal à coups de pied au derrière. Il avait même dû sortir son épée quand deux Bourguignons voulurent chanter matines alors que personne ne les y conviait. Depuis ce jour, il n’était pas retourné là-bas.