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Quant à moi, mes sentiments à l’égard du capitaine étaient partagés, même si je n’en étais qu’à peine conscient. D’une part, je lui obéissais au doigt et à l’œil, avec la dévotion que vous me connaissez.

D’autre part, comme tout garçon qui voit grandir sa vigueur, je commençais à sentir le poids de son ombre. Les Flandres avaient opéré en moi les transformations qui apparaissent souvent chez un garnement qui vit parmi les soldats et qui, de plus, se voit offrir la possibilité de se battre pour sa vie, sa réputation et son roi. Depuis quelque temps, je me posais beaucoup de questions qui ne trouvaient pas leur réponse dans les silences de mon maître. Je jouais avec l’idée de me faire une place dans l’armée. Il est vrai que je n’avais pas encore l’âge – il était rare à cette époque de trouver un soldat de dix-sept ou dix-huit ans, et ceux-là avaient dû mentir sur leur âge véritable –, mais j’espérais qu’un coup de chance me faciliterait les choses. Au bout du compte, le capitaine Alatriste lui-même s’était enrôlé alors qu’il avait à peine quinze ans, lors du siège de Hulst. Durant cette fameuse journée, pour tromper l’ennemi sur nos intentions – qui étaient de donner l’assaut au fort de l’Étoile –, pages, valets et jeunes recrues étaient sortis armés de piques, avec tambours et drapeaux, puis on les avait fait marcher sur une digue afin que l’ennemi les prenne pour des renforts. L’assaut fut sanglant. Se voyant armées, les recrues, excitées par la bataille, coururent prêter main-forte à leurs maîtres avec beaucoup de courage. Diego Alatriste, qui était alors tambour de la compagnie du capitaine Ferez de Espila, s’avança avec les autres. Certains se battirent si bien que le prince-cardinal Albert, qui était déjà gouverneur des Flandres et commandait en personne les assiégeants, leur procura des places de soldats. Alatriste fut du nombre.

— Elle est arrivée ce matin, par le courrier d’Espagne.

Je pris la lettre que le capitaine me tendait. Adressé à mon nom, le pli de beau papier était cacheté :

Don Diego Alatriste

À l’attention d’Íñigo Balboa

Compagnie du capitaine Don Carmelo Bragodo

Du Tercio de Carthagène

Poste militaire des Flandres

Mes mains tremblaient quand je retournai le pli. Le cachet portait les initiales A. d’A. Sans dire un mot, sentant sur moi les yeux d’Alatriste, je m’écartai un peu, là où les femmes des Allemands lavaient leur linge dans un bras de la rivière. Les Allemands, comme certains Espagnols, avaient coutume de prendre femme parmi les putains à la retraite. En plus de les soulager à bon compte, celles-ci lavaient aussi leurs vêtements ou vendaient de l’eau-de-vie, du bois de chauffage, du tabac et des pipes à qui en voulait. Je vous ai déjà dit que, à Breda, j’ai même vu des Allemandes travailler aux tranchées pour aider leurs maris. Bref, près du lavoir se dressait un arbre que l’on avait étêté pour faire des bûches. Il y avait une grande pierre dessous. Je m’y assis sans quitter des yeux ces initiales, incrédule, la lettre entre mes mains. Je savais que le capitaine me regardait. J’attendis donc que s’apaisent les battements de mon cœur. Puis je brisai le cachet et dépliai la missive en m’efforçant de dissimuler mon impatience.

Don Íñigo,

J’ai entendu parler de vos aventures et je me réjouis de vous savoir dans les Flandres. Croyez bien que je vous envie.

J’espère que vous ne m’en voulez pas trop pour les ennuis que vous avez eus depuis notre dernière rencontre. Après tout, je vous ai entendu dire un jour que vous seriez prêt à mourir pour moi. Prenez-les donc comme une de ces choses de la vie qui tantôt vous font passer de mauvais moments, tantôt vous donnent la satisfaction de servir Sa Majesté le roi ou, peut-être, de recevoir cette lettre.

Je dois avouer que je ne peux m’empêcher de me souvenir de vous chaque fois que je me promène à la fontaine de l’Alcéro. Je crois savoir que vous avez perdu la jolie amulette dont je vous avais fait présent, ce qui est impardonnable chez un galant aussi accompli que vous.

J’espère vous revoir un jour à la Cour, avec épée et éperons. En attendant ce jour, comptez sur mon souvenir et mon sourire.

Angélica d’Alquézar.

PS : Je me félicite de ce que vous soyez encore vivant. J’ai des projets pour vous.

Je lus la lettre trois fois, passant de la stupeur à la félicité, puis à la mélancolie – et je restai longtemps à contempler cette feuille de papier dépliée sur ma culotte rapiécée aux genoux. J’étais en Flandres, à la guerre, et elle pensait à moi. J’aurai l’occasion, si j’en ai le goût et suis toujours en vie, de vous en dire davantage sur les aventures du capitaine Alatriste et sur les miennes, et notamment sur ces projets qu’Angélica d’Alquézar avait pour moi en cette vingt-cinquième année du siècle, alors qu’elle avait douze ou treize ans et que j’allais sur mes quinze ans – projets qui, si j’avais pu m’en faire une idée, m’auraient fait trembler de peur et de joie. Pour le moment, je dirai seulement que cette bellissime et méchante tête aux boucles blondes et aux yeux bleus, pour quelque obscure raison qui ne s’explique que dans le secret que certaines femmes singulières renferment au plus profond de leur âme depuis qu’elles sont petites, allait encore maintes fois mettre mon cou et mon salut éternel en péril. Et elle allait toujours le faire de la même manière contradictoire, froide, délibérée, dont elle m’aima, je le crois, tout en travaillant à ma perte. Il allait en être ainsi jusqu’à ce que sa mort précoce et tragique l’arrache à moi, ou peut-être – mais comment échapper à cette contradiction – me libère d’elle.

— Tu as peut-être quelque chose à me raconter, dit le capitaine Alatriste.

Il avait parlé doucement, d’une voix égale. Je me retournai. Assis à côté de moi, sur la pierre qui se trouvait au pied de l’arbre étêté, il était resté là, sans m’interrompre dans ma lecture. Son chapeau à la main, il regardait au loin d’un air absent, dans la direction des murs de Breda.

— Il n’y a pas grand-chose à dire, lui répondis-je.

Il acquiesça lentement, comme s’il pesait mes paroles, puis il se caressa légèrement la moustache entre deux doigts, sans rien dire. Son profil immobile me faisait penser à celui d’un aigle noir, tranquille, se reposant sur un rocher escarpé. Je regardai les deux cicatrices de son visage – l’une à un sourcil, l’autre sur le front – et celle qui barrait le dos de sa main gauche, souvenir de Gualterio Malatesta et de la Porte des Ames. Il y en avait d’autres sous ses vêtements, ce qui faisait huit au total. Puis je me mis à examiner la poignée brunie de son épée, ses bottes rapiécées et lacées avec des mèches d’arquebuse, laissant voir des chiffons par les trous des semelles, les reprises de sa capote élimée de drap brun. Peut-être, me dis-je, a-t-il aimé un jour lui aussi. Peut-être continuait-il à aimer à sa manière Caridad la Lebrijana et la Flamande blonde et tranquille d’Oudkerk.