Je l’entendis pousser tout bas un soupir, comme s’il vidait ses poumons, puis il fit le geste de se lever. Je lui tendis alors la lettre. Il la prit sans rien dire et m’observa un moment avant de se mettre à la lire. Cette fois, ce fut moi qui contemplai les murs de Breda dans le lointain, sans aucune expression, comme lui un moment plus tôt. Du coin de l’œil, je remarquai qu’il levait de nouveau sa main à la cicatrice pour caresser sa moustache entre deux doigts. Finalement, j’entendis la lettre se froisser quand il la replia et la remit entre mes mains.
— Il y a des choses… dit-il au bout d’un moment.
Puis il se tut, et je crus qu’il n’allait pas en dire plus, ce qui n’aurait rien eu d’étonnant chez un homme qui préférait le silence aux paroles.
— Des choses, reprit-il enfin, qu’elles savent depuis leur naissance… Même à leur insu…
Il s’interrompit encore. Je sentis qu’il était mal à l’aise et qu’il cherchait le moyen de mettre fin à cette conversation.
— Des choses que les hommes mettent toute une vie à apprendre.
Puis il se tut, pour de bon cette fois. Aucun des conseils que l’on aurait pu attendre dans les circonstances : « Fais attention, méfie-toi de la nièce de notre ennemi. » Comme il le savait certainement, j’aurais fait la sourde oreille avec l’insolente arrogance de mon âge. Il resta encore un moment, regardant la ville dans le lointain. Ensuite, il enfonça son chapeau sur sa tête, se releva et remonta sa capote sur ses épaules. Je le vis reprendre le chemin des tranchées tandis que je me demandais combien de femmes, combien de coups d’épée, combien de chemins et combien de morts, les siennes comme celles des autres, doit connaître un homme pour prononcer de telles paroles.
Vers la mi-mai, Henri de Nassau, successeur de Maurice, voulut tenter la chance une dernière fois et venir au secours de Breda, croyant pouvoir sauver la mise. Le mauvais sort voulut que, la veille du jour prévu par les Hollandais pour attaquer, notre mestre de camp et quelques officiers de son état-major eussent passé en revue les digues du Nord-Ouest. L’escouade du capitaine Alatriste avait été détachée depuis une semaine pour servir d’escorte. Entouré d’une demi-douzaine d’hommes à cheval, Don Pedro de la Daga faisait montre de son ostentation habituelle, avec son drapeau de mestre de camp, ses six Allemands armés de hallebardes et une douzaine de soldats, parmi lesquels Alatriste, Copons et leurs camarades, à pied, arquebuses et mousquets à l’épaule, qui ouvraient et fermaient le cortège. J’étais parmi les derniers, mon sac chargé de provisions, de poudre et de balles, regardant se refléter dans l’eau paisible des canaux cette file d’hommes et de chevaux, alors que le soleil rougissant commençait à se coucher. C’était un après-midi tranquille. Le ciel était dégagé et la température agréable. Rien n’annonçait les événements qui étaient sur le point de se déchaîner.
Il y avait des mouvements de soldats hollandais dans les parages. Le général Spinola avait donné l’ordre à Don Pedro de la Daga de jeter un coup d’œil aux positions des Italiens à côté de la Merck, sur l’étroit chemin des digues de Sevenberge et de Strudenberge, afin de voir s’il fallait les renforcer par une compagnie d’Espagnols. Chie-des-Cordes comptait passer la nuit au quartier de Terheyden avec le sergent-major du Tercio de Campo Látaro, Don Carlos Roma, et prendre le lendemain les dispositions nécessaires. Nous arrivâmes aux digues et au fort de Terheyden avant le coucher du soleil. Tout se déroula comme prévu. Notre mestre et les officiers s’installèrent dans des tentes dressées pour eux et l’on nous assigna un petit réduit entouré de palissades et de gabions, à ciel ouvert, où nous nous installâmes en nous emmitouflant dans nos capotes, après avoir soupe d’une maigre bouchée que les Italiens, enjoués et bons camarades, nous offrirent à notre arrivée. Le capitaine Alatriste se présenta à la tente du mestre de camp pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose. Avec sa grossièreté et sa morgue habituelles, Don Pedro de la Daga lui répondit qu’il n’avait besoin de rien et qu’il pouvait disposer. À son tour, comme nous nous trouvions en terrain inconnu et que dans le Tercio de Campo Látaro il y avait autant d’hommes sur lesquels on pouvait compter que de soldats auxquels on ne pouvait se fier, le capitaine décida que, avec ou sans les Italiens, nous monterions nous-mêmes la garde. Il désigna Mendieta pour le premier quart et l’un des Olivares pour le deuxième, se réservant le troisième. Mendieta resta donc devant le feu, son arquebuse chargée, sa mèche allumée, tandis que les autres s’installaient de leur mieux pour dormir.
Le soleil se levait quand je fus réveillé par des bruits étranges et des cris qui nous appelaient aux armes. J’ouvris les yeux dans la lumière sale et maussade du jour naissant et je vis autour de moi Alatriste et les autres, tous armés jusqu’aux dents, mèches d’arquebuses allumées, bassinet amorcé et bourrant à toute vitesse des balles dans les canons de leurs armes. Tout près, on entendait le bruit assourdissant d’une mousqueterie et, dans la plus totale confusion, des cris poussés dans les langues de toutes les nations. Nous sûmes plus tard qu’Henri de Nassau avait envoyé par l’étroite digue ses mousquets anglais, triés sur le volet, et deux cents corselets, tous équipés d’armes lourdes, guidés par Ver, le colonel anglais. Ils étaient soutenus par des Français et des Allemands, au nombre de six mille, qui précédaient une arrière-garde hollandaise de grosse artillerie, de voitures et de chevaux. À l’aube, les Anglais s’étaient précipités sur le premier réduit italien, défendu par un enseigne et quelques soldats. Ils les avaient tous tués ou délogés avec des grenades. Puis, grâce aux arquebuses récupérées dans le réduit, ils avaient emporté avec le même bonheur et la même audace la demi-lune qui défendait la porte du fort, et escaladé le mur. Voyant l’ennemi si près, alors qu’ils étaient à découvert de ce côté, les Italiens qui défendaient les tranchées avaient jeté le manche après la cognée et battu en retraite. Les Anglais combattaient fort honorablement, sans ménager leurs efforts, au point que la compagnie italienne du capitaine Camilo Fenice, venue secourir le fort, avait honteusement fait volte-face, peut-être pour fournir la preuve de ce que Tirso de Molina a dit de certains soldats :
Jurer tous ses grands dieux, pester au dépourvu, cueillir filles perdues, tirer profit au jeu ; mais sonne l’olifant, si l’on me cherche ennui, montrer à l’ennemi mes semelles de vent.
Foin de poésie. Les Anglais étaient arrivés jusqu’aux tentes où notre mestre de camp et ses officiers avaient passé la nuit. Les nôtres sortirent précipitamment en chemise, saisirent les armes qu’ils avaient sous la main, distribuant coups d’épée et de pistolet entre les Italiens qui prenaient la fuite et les Anglais qui arrivaient. De l’endroit où nous étions, distant d’une centaine de pas, nous vîmes la débandade italienne et le troupeau des Anglais à la lumière des coups de feu qui perçaient partout l’aube grisâtre. Diego Alatriste pensa d’abord voler à la rescousse avec son escouade, mais à peine eut-il mis le pied sur le parapet qu’il se rendit compte que ses efforts seraient vains : les fugitifs passaient en courant sur la digue et personne ne fuyait vers nos lignes – une petite élévation de terre, bordée au fond par les eaux d’un marécage –, car il n’y avait pas d’issue derrière elles. Seuls Don Pedro de la Daga, ses officiers et l’escorte allemande reculaient vers le réduit, se battant sans perdre la face contre l’ennemi qui leur coupait la retraite par où couraient les autres, tandis que l’enseigne Miguel Chacón tentait de mettre le drapeau en lieu sûr. Pour protéger leur retraite, Alatriste aligna ses hommes derrière les gabions et fit donner un feu continu, calant sa propre arquebuse pour mitrailler l’ennemi. J’étais accroupi derrière le parapet et je courais de l’un à l’autre pour distribuer poudre et balles à ceux qui en manquaient. Sous le feu de l’ennemi, l’enseigne Chacón remontait la petite côte lorsqu’un coup d’arquebuse le toucha dans le dos. Il tomba par terre et nous vîmes son visage barbu, avec ses cheveux poivre et sel de vieux soldat, crispé par la douleur quand il tenta de se relever, cherchant maladroitement la hampe du drapeau qui lui avait glissé des mains. Il réussit à s’en emparer, se redressa un peu, mais un autre coup de feu le fit tomber à la renverse. Le drapeau resta sur le terre-plein, à côté du cadavre de l’enseigne qui s’était si honorablement acquitté de son devoir. Puis Rivas grimpa sur les gabions pour aller le ramasser. Je vous ai déjà dit que Rivas était du cap Finisterre, autant dire le bout du monde. C’était le dernier, morbleu, que l’on aurait imaginé quittant le parapet pour s’emparer d’un drapeau qui ne lui faisait ni chaud ni froid. Mais on ne sait jamais, avec les Galiciens, et certains hommes vous ménagent des surprises semblables. Toujours est-il que le bon Rivas s’en fut chercher le drapeau. Il fit six ou sept pas en descendant la côte avant de tomber sous le feu ennemi, criblé de balles, et de rouler en bas du terre-plein, presque aux pieds de Don Pedro de la Daga et de ses officiers, qui, débordés par les assaillants, se voyaient attaqués sans merci à l’arme blanche. Les six Allemands, comme des gens qui font leur travail sans imagination et ne se compliquent pas la vie lorsqu’ils sont bien payés, se firent tuer comme Dieu le veut, vendant cher leur peau autour de leur mestre de camp, qui avait eu le temps de mettre sa cuirasse, ce qui lui permit de rester debout, malgré les deux ou trois vilaines blessures qu’il avait reçues. Des Anglais continuaient d’arriver, vociférants, sûrs du succès de leur entreprise, aiguillonnés par ce drapeau jeté au beau milieu du terre-plein : un drapeau arraché à l’ennemi faisait de vous un brave, alors que la perte d’un étendard était source de honte pour ses défenseurs. Le nôtre, blanc et bleu en damier, avec une bande rouge, incarnait – ainsi le voulaient les usages de l’époque – l’honneur de l’Espagne et du roi.