España !… Cierra España ! crièrent plusieurs hommes en lui emboîtant le pas.
— Espagne, mon cul ! Marmotta Garrote qui se relevait en tirant la jambe, son épée dans sa main valide. Mes couilles !… En avant, mes couilles !
J’ignore comment, mais nous survécûmes. Mes souvenirs de la côte du réduit de Terheyden sont confus, comme le fut cette contre-attaque désespérée. Je sais seulement que nous nous hissâmes sur le parapet, que certains se signèrent à la hâte ; puis, telle une meute de chiens sauvages, nous dévalâmes la côte, hurlant comme des fous, brandissant épées et dagues quand les premiers Anglais furent sur le point de s’emparer de notre drapeau. Ils s’arrêtèrent net, épouvantés par cette apparition inattendue alors qu’ils croyaient avoir brisé notre résistance. Ils étaient encore là, les yeux levés vers nous, les mains tendues vers la hampe du drapeau, quand nous leur tombâmes dessus, les massacrant sans qu’ils opposent de résistance. Je le ramassai, le serrai dans mes bras, résolu à ne pas me laisser arracher ce bout d’étoffe, même au risque de ma vie. Je roulai en bas du terre-plein, le drapeau dans mes bras, et tombai sur les cadavres de l’officier, du porte-drapeau Chacón et du bon Rivas, ainsi que sur les Anglais qu’Alatriste et les autres attaquaient au fur et à mesure qu’ils descendaient la côte, avec un tel élan et une telle férocité – la force des désespérés est qu’ils n’espèrent aucun salut – que ceux-ci, épouvantés par notre contre-attaque, commencèrent à hésiter en voyant les blessures de leurs camarades. Ils trébuchaient les uns sur les autres quand l’un d’eux tourna le dos, imité par d’autres. Le capitaine Alatriste, Copons, les frères Olivares, Garrote et le reste des nôtres étaient rouges du sang ennemi, aveugles à force de tuer à droite et à gauche. Nous eûmes la surprise de voir les Anglais se mettre à courir, des dizaines d’entre eux, comme je vous le raconte, battant en retraite tandis que les nôtres les attaquaient dans le dos. Ils arrivèrent ainsi devant le cadavre de Don Pedro de la Daga, puis continuèrent leur débandade, laissant derrière eux une sanglante boucherie. Quant à moi, le drapeau bien serré entre mes bras, je continuais à hurler de toutes mes forces, criant mon désespoir, ma rage et le courage des hommes et femmes qui m’avaient fait. Pardieu, j’allais encore connaître bien des aventures et des combats, certains aussi acharnés que celui-ci. Mais, aujourd’hui encore, je me mets à pleurer comme le petit homme que j’étais alors, quand ces souvenirs me reviennent en mémoire, quand je me vois, âgé de quinze ans à peine, tenant dans mes bras cet absurde chiffon au damier bleu et blanc, criant et courant sur la côte ensanglantée du réduit de Terheyden, le jour où le capitaine Alatriste chercha un bon endroit pour mourir et où je le suivis au milieu des Anglais avec ses camarades, parce que nous allions nous aussi tomber tôt ou tard et que nous aurions eu honte de le laisser tout seul.
EPILOGUE
Le reste est un tableau. Le reste appartient à l’Histoire. C’était déjà le cas neuf ans plus tard, ce matin où je traversai la rue pour entrer dans l’atelier de Diego Velázquez, valet de garde-robe du roi à Madrid. C’était une journée grise d’hiver, plus maussade encore que celles de Flandres. La glace des flaques d’eau craquait sous mes bottes à éperons et, malgré ma cape et mon chapeau bien enfoncé sur ma tête, l’air froid me cinglait le visage. Je fus heureux de me glisser dans la tiédeur du couloir obscur, puis d’entrer dans le vaste atelier où un feu brûlait allègrement dans la cheminée, à côté des grandes fenêtres qui éclairaient les toiles accrochées sur les murs, posées sur des chevalets ou sur le plancher. La pièce sentait la peinture, l’huile, le vernis et l’essence de térébenthine. Elle embaumait aussi le bouilli de poulet qui mijotait avec des épices et du vin à côté de la cheminée, sur un fourneau.
— Servez-vous, monsieur Balboa, dit Diego Velázquez.
Un séjour en Italie, la vie à la Cour et la faveur de notre roi Philippe IV lui avaient fait perdre le plus gros de son accent sévillan depuis ce jour, onze ou douze ans plus tôt, où je l’avais vu pour la première fois sur le parvis de San Felipe. Pour l’heure, il était en train de nettoyer minutieusement avec un chiffon propre des pinceaux qu’il alignait ensuite sur une table. Les cheveux en désordre, comme sa moustache et sa barbe, il était vêtu d’une journade noire, couverte d’éclaboussures de peinture. Levé avec le soleil, le peintre favori de notre monarque ne faisait jamais sa toilette avant une heure avancée de la matinée, quand il s’arrêtait de travailler pour se reposer et se réchauffer l’estomac. Aucun de ses intimes n’aurait osé le déranger avant cette pause. Puis il continuait son travail dans l’après-midi, quand il prenait une collation. Ensuite, si sa charge au palais ou d’autres engagements importants ne l’en empêchaient pas, il se promenait sur le parvis de San Felipe, la Plaza Mayor ou au Prado, souvent en compagnie de Don Francisco de Quevedo, d’Alonso Cano et d’autres amis, disciples et connaissances. Je déposai ma cape, mes gants et mon chapeau sur un escabeau et je m’approchai de la marmite pour me servir une louche de bouilli dans un bol de terre cuite vernissée. J’avalai à petites gorgées le bouillon, tout en me réchauffant les mains.
— Et comment vont vos affaires au palais ? demandai-je.
— Doucement, doucement, répondit-il.
À l’époque, Velázquez s’était vu confier l’importante tâche de décorer la grande salle des royaumes dans le nouveau palais du Buen Retiro. Cette tâche, comme d’autres, lui avait été assignée par le roi lui-même, ce dont il n’était pas peu fier. Mais, se lamentait-il parfois, il manquait d’espace pour cet ouvrage qui ne lui laissait pas non plus la quiétude nécessaire pour travailler à son gré. Pour cette raison, il venait de céder sa charge d’huissier de la chambre du roi à Juan Bautista del Mazo, se contentant de celle, honorifique, d’officier de la garde-robe.
— Et comment va le capitaine Alatriste ? demanda le peintre.
— Bien. Il vous envoie ses salutations… Il est allé rue de Francos avec Don Francisco de Quevedo et le capitaine Contreras pour rendre visite à Lope de Vega.
— Et comment se porte le Phénix des beaux esprits ?
— Mal. La fugue de sa fille Antoñita avec Cristóbal Tenorio a été un coup très dur pour lui… Il ne s’en remet pas.
— Il faut que je trouve le temps de lui rendre visite… Son état aurait-il empiré ?
— On craint qu’il ne passe pas l’hiver.
— Quelle tristesse !
Je bus encore une ou deux gorgées de ce bouillon brûlant qui me réchauffait les intérieurs.
— Apparemment, nous allons entrer en guerre avec Richelieu, dit Velázquez.
— C’est ce qu’on raconte sur le parvis de San Felipe.
J’allai déposer mon bol sur la table et, chemin faisant, je m’arrêtai devant un tableau achevé posé sur un chevalet. Il ne restait plus qu’à lui mettre une couche de vernis. Angélica d’Alquézar était très belle sur la toile, vêtue de satin blanc aux passements de fil d’or et de perles minuscules, avec une mantille en dentelle de Bruxelles. Je savais qu’elle était de Bruxelles car c’était moi qui lui en avais fait présent. Le regard fixe de ses yeux bleus avait quelque chose d’ironique et semblait suivre tous mes mouvements dans l’atelier du peintre, comme ils le faisaient dans ma vie. La retrouver chez Velázquez me fit sourire en moi-même. Quelques heures plus tôt à peine, je l’avais quittée quand j’étais sorti dans la rue drapé dans ma cape, au point du jour – la main sur le pommeau de mon épée au cas où les sicaires de son oncle m’attendraient dehors –, et j’avais encore sur les doigts, dans la bouche et sur la peau son parfum délicieux. J’avais aussi sur le corps la cicatrice laissée par sa dague et dans la tête ses paroles d’amour et de haine, aussi sincères et mortelles les unes que les autres.