Diego Alatriste se leva lentement et je vis que la jambe qu’il avait étendue tout ce temps lui faisait mal. Je savais que ce n’était pas une blessure fraîche, mais qu’elle remontait à un an, quand il avait été blessé à la hanche dans les ruelles voisines de la Plaza Mayor de Madrid, lors de son avant-dernière rencontre avec son vieil ennemi Gualterio Malatesta. L’humidité lui donnait des douleurs rhumatismales et la nuit passée dans l’eau de l’Ooster n’avait rien fait pour les soulager.
— Allons jeter un coup d’œil.
Il lissa sa moustache, boucla sa ceinture avec son épée et sa dague, glissa son pistolet sous son ceinturon et prit son chapeau à large bord avec son éternelle plume rouge en bataille. Puis il se tourna lentement vers Mendieta.
— Les mestres de camp laissent toujours le soleil se lever le premier, dit-il, sans qu’on puisse voir dans ses yeux clairs et froids s’il plaisantait ou pas. C’est pour cette raison que nous, on s’éveille avant l’aube.
II
L’HIVER HOLLANDAIS
Les semaines et les mois passèrent, jusqu’au cœur de l’hiver. Notre général. Don Ambrosio Spinola, resserra un peu plus l’étau qui étouffait les provinces rebelles. Et pourtant, nous perdions les Flandres, nous n’en finissions plus de les perdre, jusqu’au jour où nous les perdîmes. Seule la puissante machine militaire espagnole soutenait le lien toujours plus fragile avec ces terres si lointaines qu’un courrier mettait trois semaines en crevant les chevaux de poste pour atteindre Madrid. Au nord, les États généraux, soutenus par la France, l’Angleterre, Venise et d’autres ennemis, consolidaient leur rébellion avec l’aide du culte calviniste, plus utile pour les affaires de leurs bourgeois et de leurs commerçants que la vraie religion, oppressive, surannée et si peu pratique pour ceux qui préféraient un Dieu qui encourageait le lucre et le bénéfice, secouant ainsi au passage le joug d’une monarchie castillane trop distante, centralisatrice et autoritaire. De leur côté, les États catholiques du Sud, encore loyaux, commençaient à se lasser du coût d’une guerre qui allait durer quatre-vingts ans, ainsi que des exactions et abus de soldats que l’on considérait de plus en plus comme des troupes d’occupation. Tout cela envenimait plus qu’un peu la situation, sans parler de la décadence de l’Espagne, où un roi bien intentionné mais incapable, un favori intelligent mais ambitieux, une aristocratie stérile, des fonctionnaires corrompus et un clergé aussi stupide que fanatique nous précipitaient tête baissée vers l’abîme et la misère, alors que la Catalogne et le Portugal menaçaient de se séparer de la Couronne, pour toujours dans le cas du Portugal. Pris entre les rois, les aristocrates et les curés, dont les coutumes religieuses et civiles tenaient dans le mépris ceux qui prétendaient gagner honorablement leur pain avec leurs bras, les Espagnols préféraient chercher fortune en combattant dans les Flandres ou en conquérant l’Amérique, à la recherche du coup de chance qui leur permettrait de vivre comme des gentilshommes, sans payer d’impôt ni lever le petit doigt. C’est pour cette raison que se turent nos ateliers et nos échoppes, que l’Espagne se dépeupla et s’appauvrit, réduite à n’être plus, d’abord, qu’une légion d’aventuriers, puis un peuple d’hidalgos mendiants, et finalement une racaille de méprisables Sancho Pança. C’est ainsi que le vaste héritage que le roi avait reçu de ses ancêtres – cette Espagne sur laquelle le soleil ne se couchait jamais, car lorsque l’astre se cachait dans un de ses confins il se levait ailleurs – continuait d’être ce qu’il était uniquement grâce à l’or rapporté par les galions des Indes et aux piques des vieux tercios – les fameuses lances que Diego Velázquez allait bientôt immortaliser précisément à travers nous. Malgré notre décadence, on ne nous méprisait pas encore et on nous craignait toujours. Si bien qu’à bon droit et en toute justice, camouflet pour les autres nations, on pouvait encore dire :
Qui parle ici de guerre ? Est-ce que notre mémoire brille encore au nom de Castille ? Et tremble-t-elle d’effroi la terre ?
Le lecteur me pardonnera si je me compte avec fort peu de modestie dans le paysage. Mais, à cette époque de la campagne des Flandres, le jeune Íñigo Balboa dont vous avez fait la connaissance lors de l’aventure des deux Anglais et de celle du couvent n’était plus né de la dernière pluie. L’hiver de l’an mille six cent vingt-quatre, que le Tercio de Carthagène passa en garnison à Oudkerk, me trouva grandi et rempli de vigueur. Je vous ai déjà dit que l’odeur de la poudre m’était bien familière et, si mon âge m’interdisait d’empoigner la pique, l’épée ou l’arquebuse, mon état de valet de l’escouade dans laquelle servait le capitaine Alatriste avait fait de moi un garçon rompu aux affaires de la guerre. Mon instinct était déjà celui d’un soldat. J’étais capable de flairer l’odeur d’une mèche d’arquebuse à une demi-lieue. Au bruit, je pouvais donner le poids en livres et en onces de chaque boulet de canon ou balle de mousquet que l’on tirait. J’avais aussi acquis un talent singulier pour ce que nous autres valets d’armée appelions fourrager, c’est-à-dire battre la campagne en petites bandes, à la recherche de bois pour nous réchauffer et de nourriture pour nous et les soldats. C’était une tâche indispensable quand, sur les terres dévastées par la guerre, les vivres manquaient. Il fallait bien alors nous débrouiller par nous-mêmes. Ce n’était pas toujours une partie de plaisir, comme ce jour à Amiens où Français et Anglais nous tuèrent quatre-vingts valets, dont certains n’avaient pas plus de douze ans, qui fourrageaient dans les champs, barbarie, même en temps de guerre, dont les Espagnols se vengèrent sans tarder en trucidant deux cents soldats de la blonde Albion. À bon chat bon rat. Et s’il est vrai que les sujets des reines et rois d’Angleterre nous menèrent la vie dure au cours de nombreuses campagnes, il faut dire que nous en expédiâmes plus d’un dans l’autre monde. Sans être aussi robustes que ces buveurs de bière, ni aussi blonds, ni aussi braillards, au compte de l’arrogance nous les dépassions de plusieurs têtes. Et si l’Anglais combattit toujours avec le courage de sa superbe nationale, nous le fîmes quant à nous avec tout notre désespoir national, ce qui n’était pas de la roupie de sansonnet. Nous le leur fîmes payer très cher, à eux et à tant d’autres :
Il en fut donc ainsi, mais ce n’est rien, une jambe seulement, sous le boulet. Mais que pensent ces maudits luthériens qui prennent mes jambes, laissent mes mains ?
Enfin, ce qui est sûr, c’est que durant cet hiver d’escarmouches, de lumière indécise, de brouillard et de pluie grise, je fourrageai et rôdai un peu partout sur cette terre flamande qui n’était pas aride comme la majeure partie de l’Espagne – encore une fois, Dieu ne nous avait pas gâtés –, mais verdoyante comme les prés de mon Oñate natal, à ceci près qu’elle était beaucoup plus plate et sillonnée de rivières et de canaux. Dans cette activité, je faisais preuve d’une grande habileté quand il s’agissait de voler des poules, de déterrer des navets, de poser la dague sur le cou de paysans aussi affamés que moi pour leur dérober leur maigre pitance. Bref, j’avais fait, et j’allais encore faire pendant plusieurs années, des choses dont je ne suis pas fier. Mais je survécus à l’hiver, je portai secours à mes camarades et je devins un homme dans toute la terrible acception du terme :
Au service du roi, j’ai ceint l’épée avant qu’aux lèvres le poil m’ait poussé… comme l’écrivit à propos de lui-même Lope de Vega. Je perdis aussi mon pucelage – ou ma vertu, pour parler comme le bon père Ferez. À cette époque de ma vie, moitié valet d’armée et moitié soldat en pays flamand, c’était l’une des rares choses que je pouvais encore perdre. Mais cette affaire ne concerne que moi et je n’ai pas l’intention de vous en faire ici la relation détaillée.