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L’escouade de Diego Alatriste était le fer de lance de la compagnie du capitaine Carmelo Bragado. Elle était formée de soldats triés sur le volet, d’hommes qui avaient du cœur au ventre, la lame facile et peu de goût pour les afféteries, habitués à souffrir et à se battre, tous vieux soldats ayant au moins à leur compte la campagne du Palatinat ou des années de service en Méditerranée avec les tercios de Naples ou de Sicile, comme Curro Garrote. D’autres, comme le Majorquin José Llop ou le Biscayen Mendieta, s’étaient battus en Flandres avant la trêve de douze ans. Quelques autres encore, comme Copons, natif de Huesca, et le capitaine Alatriste, comptaient dans leurs états de service jaunissants les dernières années du bon Philippe II – que Dieu l’ait dans Sa gloire –, sous les drapeaux duquel, comme allait le dire Lope de Vega, ils avaient tous les deux ceint l’épée quand ils étaient encore presque imberbes. Entre pertes et enrôlements, l’escouade totalisait d’ordinaire de dix à quinze hommes. Sa seule fonction spécifique au sein de la compagnie était de se déplacer rapidement et de prêter main-forte aux autres, mission pour laquelle elle comptait une demi-douzaine d’arquebuses et autant de mousquets. L’escouade présentait la singularité de ne pas avoir de chef. En campagne, elle se trouvait placée sous les ordres directs du capitaine Bragado, qui tantôt l’employait au front avec le reste des troupes, tantôt la laissait aller à sa guise pour des coups de main, escarmouches et incursions en territoire ennemi. Comme je l’ai dit, ces soldats étaient tous aguerris et connaissaient leur métier. Ils n’avaient pas de hiérarchie formelle. Peut-être est-ce la raison pour laquelle une sorte d’accord tacite attribuait le commandement à Diego Alatriste. Quant aux trois écus de prime que touchaient les chefs d’escouade, c’était le capitaine Bragado qui les empochait, car il était inscrit à ce poste dans les papiers du régiment, sans parler de ses quarante écus de solde comme capitaine en titre de la compagnie. Même s’il était de bonne souche, comme son nom l’indiquait, et s’il se montrait raisonnable tant qu’on ne manquait pas à la discipline, Don Carmelo Bragado était de ceux qui, entendant tinter une pièce de monnaie, s’écrient aussitôt qu’elle est à eux. Il ne laissait jamais passer devant lui le moindre maravédis et comptait même les morts et les déserteurs dans ses effectifs pour détourner leur solde, quand il y en avait une. Mais cette pratique était courante et nous pouvons dire à la décharge de Bragado que jamais il ne refusa de secourir les soldats qui avaient besoin de lui. Il avait proposé à deux reprises à mon maître le poste de chef d’escouade, mais celui-ci l’avait chaque fois décliné. Quant à l’estime dans laquelle Bragado tenait le capitaine Alatriste, je dirai seulement que quatre ans auparavant, lors de la bataille de la Montagne-Blanche, de l’échec du premier assaut de Tilly et de la deuxième attaque menée sous les ordres de Boucquoi et du colonel Don Guillermo Verdugo, Alatriste et le capitaine Bragado – de même que mon père, Lope Balboa – étaient montés au front épaule contre épaule, se battant pour un pouce de terrain entre des rochers couverts de cadavres. Un an plus tard, dans la plaine de Fleurus, quand Don Gonzalo de Córdoba gagna la bataille mais que le Tercio de Carthagène fut presque anéanti après avoir résisté sans broncher à plusieurs charges de cavalerie, Diego Alatriste fut parmi les derniers Espagnols qui, impavides, maintinrent leurs rangs autour du drapeau que brandissait le capitaine Bragado, le porte-drapeau étant mort et tous les autres officiers avec lui. À cette époque, pardieu, et pour ces hommes, ces choses avaient encore une signification.

Il pleuvait sur les Flandres. Et, morbleu, il plut tant et plus durant ce maudit automne, et aussi durant ce maudit hiver qui vit le sol se transformer en bourbiers et fondrières, sillonné en tous sens par des rivières, des canaux et des digues qui semblaient avoir été tracés par la main du diable. Il plut des jours, des semaines, des mois entiers sur ce paysage gris aux nuages bas : terre étrangère, langue inconnue, population qui nous détestait et nous craignait à la fois, champs dévastés par la saison et la guerre, où il n’y avait rien pour se défendre du froid, des vents et de l’eau. Là-bas, on ne trouvait ni pêches, ni figues, ni cerises, ni poivre, safran, olives, orangers, romarin, pins, lauriers ou cyprès. Jusqu’au timide soleil qui n’était qu’un disque tiède se déplaçant paresseusement derrière le voile des nuages. Nos hommes bardés de fer et de cuir qui marchaient droit en songeant, la mort dans l’âme, aux ciels lumineux du Sud étaient bien loin de chez eux, à l’autre bout du monde. Et ces soldats rudes et superbes, qui rendaient aux terres du Nord la visite reçue des siècles plus tôt, lors de la chute de l’Empire romain, se savaient peu nombreux et loin de tout pays ami. Nicolas Machiavel avait écrit que la valeur de notre infanterie procédait de la simple nécessité et le Florentin avait reconnu à contrecœur – il n’avait jamais pu souffrir les Espagnols – « que combattant en terre étrangère et paraissant obligés à mourir ou à vaincre pour ne pas prendre la fuite, ils font de très bons soldats ». Il en fut ainsi dans les Flandres, où les Espagnols ne furent jamais plus de vingt mille hommes au total et plus de huit mille à la fois. Mais c’était justement cette force qui nous avait permis d’être les maîtres de l’Europe durant un siècle et demi : savoir que seules les victoires nous mettaient à l’abri d’une population hostile et que, si nous étions vaincus, aucun lieu de retraite ne serait suffisamment proche pour que nous puissions l’atteindre. C’est pour cette raison que nous nous battîmes jusqu’à la fin avec la cruauté de l’ancienne race, le courage de celui qui n’attend rien de personne, le fanatisme religieux et l’insolence qu’un de nos capitaines, Don Diego de Acuña, exprima mieux que personne dans ces vers passionnés :

Pour l’Espagne ; et celui qui veut la défendre meurt honoré ; celui qui, traître, l’abandonne n’a personne qui lui pardonne, ni une terre où trouver abri, ni sur ses restes un crucifix, ni les mains d’un bon fils pour lui fermer les yeux.

Comme je vous le disais, il pleuvait des hallebardes le matin où le capitaine Bragado fit une visite d’inspection des postes avancés où était cantonnée sa compagnie. Le capitaine était originaire du Bierzo, dans la province de León. Haut de six pieds, il avait réquisitionné un grand cheval de trait hollandais dont la taille convenait à la sienne et dont les fortes pattes lui permettaient de franchir les bourbiers. Diego Alatriste était appuyé contre la fenêtre, observant les gouttes de pluie qui coulaient sur les épais carreaux couverts de buée, quand il le vit apparaître sur la digue, monté sur son cheval, les rebords de son chapeau vaincus par l’eau, une capote cirée sur les épaules.

— Verwarm wijn, chauffez un peu de vin, dit Alatriste dans un flamand hésitant à la femme qui se trouvait derrière lui.

Il continua à regarder par la fenêtre tandis que la femme ranimait le misérable feu de tourbe qui brûlait dans le poêle et posait dessus un pichet qu’elle avait pris sur la table, parmi les morceaux de pain et les restes de choux bouilli qu’engloutissaient Copons, Mendieta et les autres. Tout était sale. La suie du poêle tachait le mur et le plafond. Tous ces corps enfermés entre ces quatre murs dégageaient une odeur puissante à cause de l’humidité qui suintait des poutres et des tuiles, une odeur si dense qu’on aurait cru pouvoir la fendre avec les dagues ou les épées qui traînaient un peu partout, à côté des arquebuses, des casaques en cuir de Cordoue, des manteaux de pluie et du linge sale. La pièce sentait la caserne, l’hiver et la misère. Elle sentait le soldat et les Flandres.