— Vous avez parlé de trois choses, monsieur… dit Bragado en regardant Garrote avec beaucoup de flegme et de sang-froid, l’air menaçant. Quelles sont les deux autres ?
— La dernière distribution de vêtements remonte au Déluge et nous sommes en haillons, poursuivit Garrote sans s’émouvoir. On ne nous donne pas à manger et on nous interdit de continuer à fourrager pour nous nourrir… Ces coquins de Flamands cachent leurs meilleures victuailles. Et quand ce n’est pas le cas, ils nous les vendent à prix d’or – il désigna avec rancœur leur hôte, qui observait la scène de l’autre pièce. Je suis sûr que si nous pouvions le chatouiller avec une dague ce chien nous montrerait le chemin d’une dépense bien garnie ou d’une marmite remplie de florins, enterrée quelque part.
Le capitaine Bragado écoutait patiemment, apparemment serein, mais sans ôter la main du pommeau de son épée.
— Et la troisième ?…
Garrote haussa un peu le ton, ce qu’il fallait pour être arrogant sans aller trop loin. Il savait que Bragado n’était pas homme à tolérer un mot plus haut qu’un autre, ni de ses vieux soldats, ni du pape – avec une exception peut-être pour le roi, faute de pouvoir faire autrement.
— La troisième et la plus importante, monsieur le capitaine, c’est que ces messieurs les soldats, comme vous nous appelez à très juste titre, n’ont pas touché leur solde depuis cinq mois.
Cette fois, des murmures étouffés d’approbation coururent autour de la table. De tous les soldats qui y étaient assis, seul l’Aragonais Copons resta muet, les yeux fixés sur le morceau de pain dur dont il faisait des mouillettes qu’il trempait dans son bol. Le capitaine se retourna vers Diego Alatriste, toujours debout devant la fenêtre. Sans desserrer les dents, mon maître soutint son regard.
— Vous êtes d’accord avec ce qu’il dit ? lui demanda Bragado d’une voix bourrue.
Impassible, Alatriste haussa les épaules.
— Je suis d’accord avec ce que je dis, répondit-il. Et parfois je suis d’accord avec ce que font mes camarades… Mais, pour le moment, je n’ai rien dit et ils n’ont rien fait.
— Mais ce soldat nous a fait part de son opinion.
— Chacun est maître de ses opinions.
— C’est pour cette raison que vous me regardez sans rien dire, monsieur Alatriste ?
— C’est pour cette raison que je me tais et que je vous regarde, monsieur le capitaine.
Bragado le fixa longuement, puis hocha lentement la tête. Les deux hommes se connaissaient bien et l’officier voyait juste quand il fallait distinguer fermeté et injures. Au bout d’un moment, il ôta sa main de son épée pour se caresser le menton. Puis il observa les soldats assis autour de la table, reposant la main sur le pommeau de sa rapière.
— Personne n’a touché sa solde, dit-il enfin en s’adressant à Alatriste, comme si c’était lui et non Garrote qui avait parlé ou qui méritait une réponse. Ni vous ni moi. Ni notre mestre de camp ni le général Spinola… Pourtant, Don Ambrosio est génois et il est issu d’une famille de banquiers !
Diego Alatriste l’écouta sans rien dire. Ses yeux clairs étaient toujours fixés sur ceux de l’officier. À la différence d’Alatriste, Bragado n’avait pas servi dans les Flandres avant la trêve de douze ans. À l’époque, les mutineries étaient fréquentes. Alatriste en avait vu plusieurs de près, quand les troupes avaient décidé de ne plus se battre, après des mois et même des années sans solde. Mais il ne s’était jamais rallié aux mutins, même pas quand la situation financière précaire de l’Espagne avait fini par institutionnaliser la mutinerie comme unique moyen pour les soldats de se faire payer leur dû. L’alternative était le sac des villes, comme à Rome et à Anvers :
Car je suis venu sans manger, et si j’ose le demander, alors on me montre un château de mille Flamands aux créneaux.
Pourtant, dans cette campagne, sauf pour les places prises d’assaut et dans le feu de l’action, le général Spinola avait pour politique de ne pas faire trop violence à la population civile, afin de ne pas nous aliéner sa sympathie, déjà bien compromise. Si Breda tombait un jour, la ville ne serait pas mise à sac et les efforts de ceux qui l’assiégeraient ne seraient pas récompensés. Menacés de se retrouver sans butin et sans solde, les soldats commençaient à faire grise mine et à murmurer entre eux. Le plus sot y aurait vu un signe avant-coureur.
— De plus, ajouta Bragado, seuls les soldats d’autres nations réclament leur solde avant le combat.
C’était vrai. Quand l’argent manquait, il ne restait plus que la réputation. Les tercios espagnols mettaient un point d’honneur à ne pas exiger leurs arriérés de solde et à ne pas se mutiner avant une bataille, pour qu’on ne puisse les accuser d’avoir peur de se battre. Sur les dunes de Nieuport et à Alost, les troupes déjà mutinées suspendirent même leurs réclamations pour aller au combat. À la différence des Suisses, des Italiens, des Anglais et des Allemands, qui exigeaient souvent de toucher les soldes qui leur étaient dues comme condition pour se battre, les soldats espagnols se mutinaient seulement après leurs victoires.
— Je croyais avoir affaire à des Espagnols, conclut Bragado, pas à des Allemands.
La pique fit son effet. Mal à l’aise, les hommes s’agitèrent sur leurs sièges tandis que Garrote grommelait un « Nom de Dieu » sonore, comme si l’on s’en était pris à l’honneur de sa mère. Une lueur apparut discrètement dans le regard glauque du capitaine Alatriste. Car ces paroles eurent un effet merveilleux : on n’entendit plus une seule protestation autour de la table. L’officier ébaucha un sourire à l’intention d’Alatriste, comme entre vieux routiers.
— Vous partez sur-le-champ, lança Bragado. Alatriste lissa encore sa moustache entre deux doigts, puis il regarda ses camarades.
— Vous avez entendu le capitaine… dit-il. Les hommes commencèrent à se lever : Garrote à contrecœur, les autres avec résignation. Petit, maigre, noueux et dur comme une trique, Sebastián Copons était debout depuis longtemps avec son fourbi, sans attendre d’ordre de personne, comme si les retards, toutes les soldes et le trésor du roi de Perse ne lui faisaient ni chaud ni froid : fataliste comme les Maures que ses aïeux égorgeaient encore il n’y avait pas si longtemps. Diego Alatriste le vit mettre son chapeau et sa cape pour aller prévenir les autres soldats de l’escouade, cantonnés dans le hameau voisin. Ils avaient fait ensemble bien des campagnes, depuis Ostende jusqu’à Fleurus. Et maintenant Breda. De toutes ces années, c’est à peine s’il l’avait entendu prononcer trente mots.
— Pardieu, j’allais oublier ! s’exclama Bragado.
Il avait repris son pichet et le vidait en regardant la Flamande qui nettoyait la table. Sans cesser de boire, le pichet en l’air, il fouilla sous son pourpoint et sortit une lettre qu’il tendit à Diego Alatriste.
— Elle est arrivée pour vous il y a une semaine.
L’enveloppe était cachetée à la cire et les gouttes de pluie avaient fait couler un peu l’encre de l’adresse. Alatriste lut le nom de l’expéditeur au verso de l’enveloppe : Don Francisco de Quevedo Villegas, à l’Auberge de la Bardiza, Madrid.
Sans le regarder, l’hôtesse le frôla au passage d’un sein généreux et ferme. L’acier des lames que l’on glissait dans les fourreaux brillait, comme le cuir bien graissé des ceinturons. Alatriste prit sa casaque de peau de buffle et l’enfila posément avant de ceindre son baudrier auquel pendaient son épée et sa dague. Dehors, la pluie crépitait toujours sur les vitres.
— Deux prisonniers, au moins, insista Bragado.
Les hommes étaient prêts, moustachus et barbus sous leurs chapeaux et les replis de leurs capes cirées, constellées de reprises grossières et de pièces. Ils n’emporteraient avec eux que des armes légères pour cette sortie. Pas de mousquets, de piques ou d’autres armes qui auraient pu les gêner, mais des épées et des dagues en bon acier de Tolède, de Sahagún, de Milan et de Biscaye. Et puis quelques pistolets, dont la crosse ferait une bosse sous les vêtements mais qui ne serviraient à rien avec leur poudre mouillée par tant de pluie. Un peu de pain, une paire de cordes pour ligoter les Hollandais. Et ces regards vides, indifférents, de vieux soldats prêts à affronter une fois de plus les hasards du métier, avant de retourner un jour au pays, couturés de cicatrices, sans trouver de lit dans lequel se coucher, de vin à boire ni de feu pour faire chauffer la soupe. Quand ils ne recevaient pas cinq pieds de terre flamande sous laquelle dormir éternellement, emportant avec eux la nostalgie de l’Espagne.