Bragado termina son vin, Diego Alatriste l’accompagna jusqu’à la porte et l’officier sortit en silence. Point de phrases ni d’adieux. Ils le virent s’éloigner à cheval sur la digue et croiser Sebastián Copons, qui était de retour.
Alatriste sentit les yeux de la femme fixés sur lui, mais il ne se retourna pas. Sans un mot pour dire s’il partait pour quelques heures ou pour toujours, il tira la porte et s’en alla sous la pluie, sentant l’eau pénétrer par les semelles usées de ses bottes. L’humidité le glaçait jusqu’à la moelle, ravivant ses anciennes blessures. Il poussa un petit soupir, puis se mit à marcher, écoutant derrière lui ses compagnons patauger dans la boue. Tous se dirigeaient vers la digue où Copons attendait sous l’averse, immobile comme une statuette solidement campée sur ses pieds.
— Saloperie de vie, dit quelqu’un.
Sans un mot de plus, tête basse, enveloppés dans leurs capes trempées, les Espagnols disparurent dans le paysage gris.
III
LA MUTINERIE
Quand le calme revint après la tempête, on disputa ferme sur le point de savoir si l’on aurait pu prévoir ou non ce qui était arrivé. Le fait est que personne ne fit rien pour l’empêcher. L’hiver n’y fut pour rien, car cette année-là il n’y eut ni gel ni neige dans les Flandres. Par contre, les pluies minaient le moral de la troupe, sans parler du manque de vivres, du dépeuplement des villages et des travaux du siège de Breda. Mais c’était le métier, et les troupes espagnoles avaient l’habitude de supporter patiemment les fatigues de la guerre. La question de la solde était autre chose : de nombreux vétérans avaient connu la misère après les licenciements et les réformes de la trêve de douze ans conclue avec les Hollandais. Ils avaient appris à la dure que le service de notre roi était fort exigeant à l’heure de mourir, mais bien mal payé pour ceux qui restaient vivants. J’ai déjà dit à ce sujet que bon nombre de vieux soldats, mutilés ou rescapés de longues campagnes – dont faisaient foi leurs états de service, qu’ils gardaient par-devers eux dans des tubes de fer-blanc –, se voyaient obligés de mendier dans les rues et sur les places de notre mesquine Espagne, dans laquelle les privilèges allaient toujours aux mêmes personnes. Ceux qui avaient soutenu au prix de leur sang et de leur vie la vraie foi, les États et les possessions de notre monarque étaient infailliblement enterrés ou oubliés. On crevait de faim en Europe, en Espagne, dans la milice, et les tercios se battaient contre le monde entier depuis un long siècle, sans plus trop savoir pourquoi ; s’ils défendaient les indulgences ou s’ils guerroyaient pour que la cour de Madrid continue à faire figure, entre bals et fêtes, de maîtresse du monde. Et les anciens soldats ne jouissaient même plus de la considération qu’on accordait aux soldats de métier puisqu’ils ne touchaient plus de solde. Rien n’ébranle la discipline et l’amour-propre comme la faim. La question des arriérés de solde en Flandres compliqua donc la situation car, si au cours de l’hiver un certain nombre de tercios, notamment ceux des nations alliées, reçurent en quelques occasions des demi-soldes, celui de Carthagène ne vit jamais le moindre écu. Ne me demandez pas pourquoi. Je dirai cependant qu’à l’époque on parla d’une mauvaise gestion des finances de notre mestre de camp, Don Pedro de la Daga, ainsi que d’une ténébreuse affaire de fonds détournés ou perdus. Allez donc savoir ! Toujours est-il que plusieurs des tercios espagnols, italiens, bourguignons, wallons et allemands qui resserraient l’étau sur la ville de Breda, sous les ordres directs de Don Ambrosio Spinola, reçurent des secours, alors que le nôtre, dispersé en petits postes avancés, loin de la ville, fut de ceux qui ne virent pas la couleur de l’argent du roi. Les esprits s’échauffèrent car, ainsi que l’a écrit Lope de Vega dans El asalto de Mastrique :
Tant qu’un homme ne meurt : à boire et à manger !
Rien n’est pire qu’aller ventre creux au malheur !
Par le roi d’espadons, d’Espagne allais-je dire
je ne pense croupir tant de jours sans ration !
Ajoutez à cela que notre déploiement sur les berges du canal Ooster nous exposait à de possibles attaques ennemies, car nous savions que Maurice de Nassau, général des États rebelles, levait une armée pour secourir Breda, dans laquelle résistait un autre Nassau, Justin, avec quarante-sept compagnies de Hollandais, de Français et d’Anglais, nations qui, vous le savez déjà, se mêlaient de ce qui ne les regardait pas chaque fois que se présentait l’occasion de tremper leur pain dans notre soupe. Bref, l’armée du roi catholique était sur la corde raide, à douze heures de marche des premières villes loyales, alors que les Hollandais n’étaient qu’à trois ou quatre heures des leurs. Le Tercio de Carthagène avait pour ordre de freiner toute attaque visant à prendre nos garnisons à revers, afin que nos camarades qui assiégeaient Breda puissent se préparer sans se voir forcés de se retirer dans la honte ou de combattre contre des forces supérieures aux leurs. Certaines escouades étaient donc dispersées à la manière de ce qu’on appelle les sentinelles perdues dans le jargon militaire, avec pour mission d’appeler aux armes sans possibilité de s’en tirer saines et sauves, ce que résumait fort bien le triste nom qu’on leur donnait. On avait choisi pour cette tâche la compagnie du capitaine Bragado, dont les soldats étaient rompus aux malheurs de la guerre et capables de se battre pour un carré de terre, même privés de leurs chefs et officiers, si le sort leur était contraire. Peut-être surestima-t-on la patience de certains, mais je dois ajouter, en toute justice, que le mestre de camp Pedro de la Daga fut celui qui précipita le conflit par ses manières brusques, intolérables chez un colonel bien né commandant un tercio espagnol.
Je me souviens parfaitement qu’il y avait un peu de soleil ce jour funeste, ou du moins ce qui passait pour du soleil en Flandres. Assis sur un banc de pierre à la porte de la maison, j’en profitais pour lire avec beaucoup de plaisir un ouvrage fort instructif que le capitaine Alatriste m’avait prêté afin que je pratique la lecture. Il s’agissait d’une première édition, fatiguée par les mauvais traitements, maculée de taches d’humidité, de la première partie de L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, imprimée à Madrid alors que le siècle avait cinq ans – six ans seulement avant ma naissance – par Juan de la Cuesta, un merveilleux livre du bon Miguel de Cervantès, grand esprit et compatriote malheureux, car, s’il était né anglais ou français, l’illustre manchot aurait été célébré de son vivant et n’aurait pas dû attendre une gloire posthume, que seule une nation descendante de Caïn comme la nôtre a coutume de réserver, dans le meilleur des cas, aux gens de bien. Je prenais grand plaisir à lire ce livre, fasciné par les histoires qui y étaient comptées, ému par la sublime folie du dernier chevalier errant. D’autant plus que Diego Alatriste m’avait assuré que, dans cette terrible bataille qui n’eut que bien rarement son pendant au cours des siècles, quand les galères à bord desquelles se trouvait l’infanterie espagnole se trouvèrent face à face avec la terrible armada des Turcs dans le golfe de Lépante, Don Miguel avait été de ces braves qui avaient combattu ce jour-là l’épée à la main : pauvre et loyal soldat de sa patrie, de son Dieu et de son roi, comme le furent après lui Diego Alatriste et mon père, comme j’étais prêt à l’être moi aussi.