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Le seul contact que Mikael avait timidement établi, c’était avec le petit rat qui, après leur première rencontre, s’était enhardi et lui tournait souvent autour.

Cette nuit-là, alors que Mikael, recroquevillé sur la paille, tremblait de froid, le petit animal s’approcha, curieux. Après lui avoir inspecté les cheveux, il lui renifla la figure. Les yeux, le nez, la bouche.

Mikael, immobile, tentait de résister au chatouillement des longues moustaches.

Le rat se glissa sous son menton, flaira un peu alentour puis se lova au creux de son cou en léchant ses petites pattes arrière.

« Comment tu veux t’appeler ? », chuchota Mikael.

Le rat s’installa mieux.

« Bon, dit Mikael, tu t’appelleras Hubertus. Et si ça ne te plaît pas il ne faudra pas venir protester… parce que c’est moi qui te l’ai donné… Si ça te plaît pas, tant pis pour toi, t’avais qu’à le choisir toi-même », répéta-t-il comme un refrain, tandis que le tiède contact du rat le faisait se sentir moins seul.

Le lendemain matin, dès que la trappe s’ouvrit, Hubertus se sauva.

« Ce soir, tu vas rencontrer quelqu’un, gamin, annonça la voix d’Agnete.

— Tiens, mange », lui dit Eloisa en lui tendant l’écuelle de bouillon et le morceau de pain quotidien.

Mikael les prit.

« Pourquoi tu parles pas ? », demanda Eloisa.

Mikael ne répondit pas.

« T’es bizarre, tu sais ? », dit Eloisa.

Mikael la regardait en silence.

Eloisa aussi le fixait. « Le pâté de viande que tu m’as donné ce jour-là, il était bon. J’avais jamais rien mangé d’aussi bon. »

Mikael ne bougeait pas.

« Tu ressembles à une statue, dit-elle. Ou à un crétin. »

Mikael baissa les yeux.

« On y va ! », cria Agnete.

Eloisa lui passa la cuvette avec de nouvelles braises. Puis chuchota : « Cherche dans le bouillon ».

Mikael la regarda, sans comprendre.

« T’es vraiment un gros bêta », dit-elle en éclatant de rire. Elle ferma la trappe, poussa le coffre dessus et s’en alla.

Mikael porta l’écuelle de bouillon, le morceau de pain et la cuvette de braises jusqu’à sa couche. Il s’assit. Comme tous les matins, il trempa ses mains dans le bouillon. Il était agréablement chaud. Il frissonna. Puis il sentit sous ses doigts quelque chose de gluant. C’était un morceau de lard. Un flot de salive envahit sa bouche. Il mordit dedans et mâcha lentement, parce que ses mâchoires lui faisaient presque mal. La saveur était merveilleuse.

À ce moment-là, Hubertus, le nez frémissant, émergea de l’obscurité. Il s’avança, sans aucune pudeur, et monta sur sa cuisse en tendant ses petites pattes.

Mikael détacha un bout de lard avec ses dents et le lui donna. « C’est le plus meilleur que t’as jamais mangé, tu verras », lui dit-il. Ils finirent le lard, et Mikael se consacra au pain et au bouillon. À Hubertus, il donna aussi un bout de pain.

Quand ils eurent tout terminé jusqu’à la dernière miette, le rat monta sur son épaule, renifla son oreille puis se glissa dans la casaque de Mikael jusqu’à son ventre tiède, où il s’installa.

« T’es vraiment un gros bêta », lui dit Mikael.

Ils restèrent ainsi, immobiles, jusqu’au moment où les vêpres sonnèrent à Notre-Dame des Neiges.

La porte de la baraque s’ouvrit et l’on entendit la voix d’Agnete : « Entrez, Raphael ».

Hubertus courut se cacher dans le noir, et la voix d’un homme répondit : « Merci, Agnete ».

La porte se referma.

« Il est là, en dessous, dit Eloisa tout excitée.

— Fais-le sortir et laisse-moi le regarder en face, je veux lui parler, dit l’homme.

— Non, c’est pas prudent. Descendez plutôt, Raphael.

— Je suis vieux, j’ai les genoux qui craquent, répondit l’homme. Qui veux-tu qui le voie, avec la nuit ? »

Un long silence suivit. Agnete ordonna à sa fille : « Bon, fais-le sortir de là. Mais restez loin de la fenêtre. »

La trappe s’ouvrit et la lumière tremblotante d’une chandelle se répandit dans le noir. « Monte », dit Eloisa.

Mikael s’agrippa à l’échelle de ses mains engourdies et commença à monter. Ses jambes étaient faibles, ses pieds douloureux.

Dès qu’Eloisa le vit à la lumière de la chandelle, elle resta bouche bée et ouvrit de grands yeux. Elle se retourna vers la table, où sa mère et l’homme s’étaient assis. « Le voilà… », dit-elle, effrayée.

« Viens là, mon gars », dit l’homme, qui avait une voix profonde.

Mikael s’approcha.

L’homme était vieux. Ses cheveux gris, longs, épais comme de la bourre étaient attachés en queue-de-cheval, et un petit bouc clairsemé, blanc, le faisait ressembler à une chèvre, dont il avait aussi la tête allongée. De grands yeux noirs, pénétrants. Un nez droit et fin. Des lèvres fines, elles aussi, cachaient une rangée de dents blanches et régulières, malgré son âge. Ses mains étaient noueuses, élégantes, ses doigts effilés.

Le vieux prit la chandelle pour examiner Mikael. « Par la misère, Agnete, il est cyanosé ! » Il se tourna vers la sage-femme. « Si ça continue, il va mourir. Il peut pas s’en sortir là-dessous.

— Il s’en sortira », dit Agnete les dents serrées.

Eloisa eut un petit cri inquiet.

« Assez, Eloisa », ordonna sa mère d’un ton sévère. Elle regarda le vieil homme. « Vous êtes devenu docteur, Raphael ? »

Le vieux prit les mains de Mikael dans les siennes et les examina. « Pas besoin d’être docteur. Regarde. » Il toucha un des pieds du garçon.

Mikael gémit.

« Il faut qu’il dorme à côté de la cheminée, dit Raphael.

— Pas question. Si on le découvrait, pas la peine que je vous explique ce qui nous arriverait, à Eloisa et moi.

— Alors autant lui donner tout de suite un grand coup sur la tête. Ça ira plus vite, rétorqua le vieux.

— Mère, intervint Eloisa.

— Tais-toi ! » Agnete frappa de la paume sur la table. Elle dévisagea Mikael en fronçant les sourcils, sans rien dire. Enfin elle pointa le doigt sur lui, menaçante. « Quand il fera nuit, tu monteras et tu te coucheras là… » Elle montra un coin du plancher derrière la cheminée ronde d’où il ne pouvait pas être vu si quelqu’un ouvrait la porte de la baraque. « Et que je t’entende pas respirer, compris ?

— Merci, mère ! s’exclama Eloisa.

— Ça devrait pas être à lui de remercier ? demanda le vieux en levant un sourcil amusé.

— Il parle pas, répondit Eloisa.

— Il est muet ? demanda Raphael.

— Non, mais s’il parle il se casse », dit Eloisa en répétant la phrase de sa mère, sans comprendre ce que ça voulait dire.

Le vieux prit Mikael par les épaules et le fit venir près de lui. « Écoute-moi bien, gamin, lui dit-il. Dans quelque temps, quand tu seras prêt, tu devras me reconnaître et faire semblant d’avoir peur de moi, parce que j’ai mauvaise réputation : je suis marchand d’enfants. Les gens disent que je les vole. » Le vieux balaya l’air de la main et cligna lourdement les paupières. Il tira de sa ceinture un grand couteau, qu’il posa sur la table. « Je sais qui tu es. Agnete a confiance en moi. Et je l’aiderai volontiers. Je ferai semblant de te vendre à elle et elle fera semblant de t’avoir acheté à moi. Tu t’en tiendras à cette histoire. Tu m’as suivi ? »

Mikael, bizarrement, n’avait pas peur du vieux. Il acquiesça.