— J’étais le dernier de cette lignée sanguinaire de guerriers, reprit Raphael. Mon père m’emmena faire la guerre à ses côtés, sous le commandement de l’empereur. Je me suis distingué dans la bataille. J’étais fort, féroce, habile à l’épée et à l’arc. Je n’avais aucune pitié pour mes adversaires, et aucune peur de mourir. À un moment, alors que la bataille était incertaine, les ennemis enfoncèrent une de nos lignes de défense, sur notre flanc droit. Pendant que nous battions en retraite en désordre, essayant de nous réorganiser, je restai isolé avec une vingtaine d’hommes. Nous fûmes attaqués et je me défendis. Rien d’extraordinaire à cela, je luttais pour ma vie. Mais le hasard voulut qu’il y ait parmi nous le bâtard de l’empereur. Je ne savais même pas qui c’était. J’ai coupé en deux un ennemi qui allait le tuer. Je ne l’ai fait que pour survivre. Mais à la fin de la bataille, que nous avons d’ailleurs gagnée, le fils de l’empereur raconta à son père que je l’avais sauvé. Et c’est ainsi que je devins baron d’Hermagor. En récompense, on me donna un royaume, de l’autre côté de ces montagnes. Sans que je l’aie mérité. » Raphael fit une longue pause. « Et ce fut ma damnation. »
Mikael restait silencieux.
« J’étais un homme ignoble, Mikael, reprit Raphael d’une voix douloureuse. Un homme qui ne savait rien faire que tuer, sans la moindre hésitation. La vie des autres n’avait pas de valeur pour moi. À cause de ce chancre dans ma bouche, de cette amertume, qui était le goût de la haine. Et ce genre d’homme, quand il ne combat pas, quand il ne s’étourdit pas du choc des épées, des hurlements des agonisants, quand il ne se couche pas le soir trempé du sang de l’ennemi… » Raphael hocha la tête, et eut une moue de mépris. « … Ce genre d’homme, mon garçon, finit par s’en prendre à des innocents. » Il but une gorgée de l’alcool des moines. « Il y eut une longue période de paix. Mon domaine était riche et j’étais puissant. Mais je ne savais pas quoi faire de ma vie. » Il s’interrompit. Ses yeux s’emplirent de larmes.
Mikael sentait la douleur de Raphael vivre et palpiter entre eux. Il devina qu’ils arrivaient au cœur du récit.
« Un matin, dans la cour de mon château, je vis une fille. Je ne l’avais pas remarquée jusque-là, continua Raphael, la gorge nouée. Je sais maintenant qu’elle était très belle. » Il serra les yeux et les mâchoires. « Mais alors, non, je n’en avais pas conscience. J’étais aveugle. Je sentis simplement un frémissement à l’entrejambe, comme un animal », dit-il avec férocité. « Cette nuit-là, je me la fis amener dans ma chambre par deux soldats. » Il resta longuement silencieux, le regard perdu. Quand il recommença à parler, ce fut d’une voix calme. « Je n’appris que le lendemain soir qui elle était, au moment de décrire à mes soldats la femme qu’ils devaient chercher pour l’amener dans mon lit. C’était la fille de la sage-femme, une femme qui connaissait aussi les herbes. »
Mikael ouvrit de grands yeux.
Raphael le regarda, acquiesçant avec gravité. « Oui, mon garçon, dit-il. C’était Agnete. »
Mikael sentit le sol s’effondrer sous ses pieds.
« J’étais tombé amoureux d’elle, à ma façon, même si je n’étais pas capable de le comprendre, dit Raphael. Tu me vois d’un autre œil, maintenant, hein ?
— Oui. Mais pourquoi me le raconter ?
— Je te le dois, répondit Raphael tristement avant de reprendre. Agnete ne pouvait pas aimer un homme qui l’avait prise par la violence. Et cela me rendait furieux. Comment cette serve osait-elle ? Elle ne voyait donc pas l’honneur que je lui faisais ? » Sa voix était pleine de dégoût pour lui-même. « Quelque temps après, Agnete mit au monde Niklas. Pour la punir, je refusai de le reconnaître et la chassai du palais. Elle l’éleva seule, dans une baraque sordide. Et moi, plein de haine et d’orgueil, je voulais qu’elle revienne à genoux me supplier de la reprendre. Mais tu connais Agnete… » Il s’accorda un sourire. « Elle ne revint pas. Et je compris alors combien de choses vaines avaient rempli ma vie, et combien Agnete était devenue importante pour moi. » Il grimaça tristement. « Évidemment, pas question de le lui dire. Puis, quelques années après… elle vint me voir pour me demander de la laisser épouser un brave homme, un boulanger, qui prendrait soin d’elle et de l’enfant. Niklas avait quatre ans et me ressemblait beaucoup… » Une nouvelle fois, le regard de Raphael se brouilla. Il fixait Mikael avec une douleur insondable. « Je suis devenu fou. Elle était à moi, elle ne serait à aucun autre. Je la traînai dans ma chambre. Après quatre ans pendant lesquels je l’avais laissée moisir dans cette horrible baraque, seule… seule contre le monde et contre son seigneur… je la pris, encore une fois, désespérément. » La voix de Raphael devint un murmure. « Je lui refusai la permission de se marier. Je fus sourd à ses pleurs, à ses supplications. J’envoyai même des soldats menacer le boulanger. J’appliquais la stratégie de la terre brûlée autour d’elle. Les gens avaient même peur de lui donner du travail, craignant ma colère. Dieu me pardonne. Je n’étais habité que par la haine. Un seul homme tenta de me raisonner. Mon lieutenant. Ettore Salvemini, le vieux soldat que tu as rencontré à Kirchbach. Mais lui non plus, je ne l’écoutai pas », sembla conclure Raphael.
Mikael comprit pourquoi Agnete appelait “tanière du dragon” la cabane perdue de Raphael. Parce qu’il avait été ce terrible dragon pour elle. « Continuez, je vous en prie », dit-il.
Les yeux de Raphael n’exprimaient plus qu’une profonde mélancolie. Comme si la douleur mauvaise qui avait marqué jusque-là son récit l’avait abandonné. « Quand Agnete réussit à s’enfuir de mon domaine, la folie me reprit. Je voulais la retrouver et la tuer. Et je l’aurais peut-être fait, en ce temps-là, si Ettore Salvemini, mon fidèle capitaine, ne l’avait pas protégée. C’est lui qui l’aida à s’enfuir. Il l’amena dans la Raühnvahl, et parla à ton père.
— Mon père ? fit Mikael, interloqué.
— Oui, ton père. C’était un bon prince. Et un homme juste. »
Mikael porta la main à sa poche et serra entre ses doigts la bague de son père tordue par les flammes.
« Après avoir écouté Ettore, ton père leur attribua un logement, en promettant de protéger Agnete de ma colère. »
Mikael était abasourdi. Il ne reconnaissait pas Raphael dans l’homme de ce récit.
« Je passai trois ans à chercher Agnete. Or j’avais confié les recherches à Ettore… » Raphael sourit. « Si bien qu’on ne la retrouva jamais. » Le regard du vieil homme se fit vague et s’adoucit. « Pendant ces trois années, il m’arriva quelque chose d’extraordinaire. La haine qui me consumait jour après jour se transforma en souffrance. Et la souffrance effaça petit à petit la saveur amère dans ma bouche. Je vis enfin quelle race d’homme indigne j’étais devenu. Mais j’étais orgueilleux, sûr d’être le centre du monde. Si bien que pour expier mes péchés, la seule idée qui me vint à l’esprit fut de partir pour la Terre Sainte et de sacrifier ma vie à Dieu. » Raphael fit une pause. « Là encore, Ettore me sauva. Il me parla comme on ne parle pas à son seigneur, courant le risque d’être exécuté. Il me dit que j’étais un salaud, stupide et arrogant, incapable de penser à personne d’autre qu’à moi-même. En ajoutant : “Croyez-vous que Dieu ait besoin de la vie d’un homme incapable d’aimer ses semblables ?” Il dit ces mots-là : “ses semblables”. C’est bien cela que tu apprends sur la liberté, non, mon garçon ? Les princes ne considèrent pas une serve comme leur semblable. J’étais exactement ainsi, sans y avoir jamais réfléchi. Ce fut pour moi un bouleversement. Ettore s’en rendit compte. Alors seulement il me révéla ce qu’il en était d’Agnete et où elle se trouvait. »