Valerio, l’air sombre, posa la marmite sur la table.
« Pourquoi t’es là, mon garçon ? demanda Astrid quand elle eut repris sa respiration.
— Je voulais parler avec le frère Timotej. »
Astrid acquiesça. « Valerio, va chercher le curé. »
L’autre voulut répliquer mais Astrid leva son bras bandé taché de sang. « Si t’y vas pas, aussi vrai que Dieu existe, je me lève de mon lit et j’y vais moi-même en rampant, dit-elle avec force. Ça n’a rien de bizarre qu’une vieille femme qui va mourir demande à parler à un prêtre, non ? Dis-lui que je veux l’extrême-onction. »
Valerio resta figé un instant puis sortit en claquant la porte. « C’est un brave homme, fais pas attention à ce qu’il dit… reprit Astrid, éprouvée par cet effort.
— Non, il a raison.
— Un jour il te remerciera, lui aussi. Un jour… devant la cheminée, l’hiver… » La voix d’Astrid se faisait plus faible. « Un jour, quand il sera vieux, il racontera à ses petits-enfants que tu l’as fait se sentir un homme. Il souffle un air nouveau ici dans la Raühnvahl. Et c’est toi qui l’as amené. » Elle se tourna pour le regarder. Ses yeux étaient voilés par la cataracte. « T’as pas idée de ce que je me sens bien, mon garçon. » Elle sourit. « Et dire que j’aurais pas parié un sou sur toi quand je t’ai vu arriver, avec cette laisse autour du cou. » Elle hocha la tête. « Des fois, les vieux sont des idiots. »
Mikael prit la marmite et s’assit à côté d’elle pour l’aider à manger. « Si nos hommes étaient comme vous, les femmes, lui dit-il en lui présentant une cuillerée, Ojsternig n’aurait aucune chance.
— C’est parce que nous les femmes, comme dit l’Église, on est les filles du Démon », dit Astrid, la bouche pleine. Elle rit, toussa, et macula sa chemise de soupe. « Mais quelque chose change même dans la tête des hommes, grâce à toi. C’est juste que vous êtes plus bêtes que nous, il vous faut plus de temps pour comprendre. »
Mikael lui essuya le menton. « Merci », dit-elle.
Quand le frère Timotej arriva et vit Mikael, il hésita sur le seuil.
Valerio le poussa à l’intérieur et referma la porte vivement. « Faut pas qu’on nous voie », dit-il au curé.
Frère Timotej, immobile au milieu de la baraque, fixait Mikael d’un regard effrayé. « Au nom de Dieu, dit-il d’une voix où l’on sentait la peur, tu ne devrais pas être ici. Astrid, je croyais…
— Écoute plutôt ce garçon, curé », fit Astrid.
Mikael se leva et vint se placer devant lui. « Je peux avoir confiance en vous ?
— J’ai toujours été du côté des villageois, mon garçon, dit le frère. Mais pas du côté des rebelles…
— Eloisa est une rebelle ? demanda Mikael, qui s’impatientait.
— Eloisa ? bafouilla le frère. Quel rapport avec Eloisa ? Ne…
— Si vous êtes vraiment de notre côté, continua Mikael, vous devez faire quelque chose pour la sauver.
— Moi ? Et comment je pourrais, mon fils ? dit frère Timotej, les yeux dilatés d’effroi. Je ne suis qu’un pauvre prêtre et…
— Vous trouvez pas que ça sent la merde ? dit alors Astrid. Il y en a un parmi vous qui s’est chié dessus ? »
Frère Timotej baissa les yeux, mortifié. « Qu’est-ce que je devrais faire ? demanda-t-il d’une petite voix.
— Aller au château », commença Mikael.
Frère Timotej enfonça la tête dans ses épaules, comme s’il avait reçu un coup.
« Vous êtes le seul à pouvoir y entrer sans éveiller les soupçons, poursuivit Mikael. Trouvez un moyen de parler avec Agnete.
— Mais comment ? dit le frère Timotej d’un ton désespéré.
— Agnete veut se confesser et vous êtes le seul prêtre. C’est votre métier, non ? rétorqua Mikael avec mépris. C’est pas une raison suffisante ? »
Frère Timotej secoua la tête et recula d’un pas. « Vous devez le faire ! », lui siffla Mikael au visage en l’agrippant par son habit.
Frère Timotej acquiesça à contrecœur. « Qu’est-ce que… je dois… lui dire ? », balbutia-t-il le souffle court.
Mikael le lâcha. « Découvrez où ils gardent Eloisa et combien de soldats la surveillent. Et dites-leur de se tenir prêtes. Il y aura une attaque des rebelles. Dans la confusion, je m’introduirai dans le château et nous nous enfuirons par le passage secret. »
Frère Timotej le regarda. « Quel passage secret ? demanda-t-il, tout pâle.
— Vous n’avez pas besoin de le savoir, répondit Mikael. Eloisa le connaît. »
Le frère acquiesça faiblement.
Mikael lui mit la main sur l’épaule. « Vous le ferez ?
— Je le ferai », répondit frère Timotej en serrant le crucifix en bois attaché à sa ceinture.
Mikael s’approcha de la fenêtre et s’assura que la voie était libre.
En enjambant le rebord, il entendit Astrid dire : « Tant qu’à faire, curé, donne-moi l’extrême-onction. On gagnera du temps ».
Le frère Timotej passa la grande porte du château en tremblant, la tête basse.
« Où tu vas, curé ? demanda l’un des gardes.
— J’apporte… balbutia le frère, j’apporte le sacrement de la confession à… la sage-femme et à tous ceux qui le souhaitent… »
Le garde lui fit signe de passer.
À l’entrée du palais, un autre garde lui demanda où il allait. Il donna la même réponse, moins balbutiante.
Le seuil franchi, il se sentit mieux. Il traversa la grande salle, où des soldats jouaient aux dés, et se dirigea vers l’escalier.
« Où tu crois aller ? », demanda une voix rude, au moment où il allait poser le pied sur la première marche.
Frère Timotej se tassa sur lui-même. « Je porte le sacrement de la confession à la sage-femme », répondit-il sans se retourner. Puis il s’apprêta à monter.
Une main brutale le saisit par l’épaule. « Attends », dit Agomar en l’obligeant à se retourner.
Le prêtre était blanc comme un linge et s’efforçait de ne pas trembler.
Agomar le fixa en silence. « Comment tu sais que la sage-femme veut se confesser ? »
Les yeux de frère Timotej s’écarquillèrent. « Il y a si longtemps… si longtemps qu’elle n’a pas pu assister à la Sainte Messe et…, bafouilla-t-il, tout chrétien a droit à la consolation du pardon et à la… bref, il est nécessaire de décharger sa conscience de temps en temps, mon fils…
— Qu’est-ce que tu me caches, curé ? », demanda Agomar.
Le front du frère commença à se perler de sueur.
Agomar le fixait toujours. « T’as pas le droit de monter. » Il le prit par le capuchon et l’entraîna dans une pièce latérale, dont la fenêtre était fermée de lourds barreaux.
Frère Timotej tremblait maintenant comme une feuille. « Au nom de Dieu…, dit-il, d’une voix cassée.
— Tais-toi, curé, fit Agomar. Tu confesseras la sage-femme ici. Je l’envoie chercher.
— Dieu te bénisse, mon fils », dit le frère avec un soupir de soulagement.
Agomar quitta la pièce, qu’il ferma à clé.
Peu de temps après, il revint avec Ojsternig.
Celui-ci examina le frère sans rien dire.
Frère Timotej recommença à s’agiter. Une sueur brûlante lui coulait dans les yeux, l’obligeant à battre sans arrêt des paupières.
Ojsternig le fixait toujours.
« Je ne fais rien de mal, Votre Seigneurie, dit le frère Timotej en se tordant les mains, les pupilles dilatées par la peur. Je suis venu… apporter…