Mikael resta silencieux pendant une bonne demi-lieue. « Tu sais ce qu’il a dit Volod, quand t’es parti ?
— Que j’étais un morveux qui se remplissait la bouche de grands mots, dit Mikael en riant. Et il avait raison.
— Non. Il a dit qu’il avait vu un serf qui un jour deviendrait un homme. Et il l’a dit avec un profond respect. »
Mikael fut envahi à la fois de stupeur et d’émotion. « Je voudrais que Volod soit là », murmura-t-il.
« En tout cas, on ne pourrait pas dire la même chose de ce garçon, maugréa Manuel. Décidément, il me plaît pas. »
Mikael tourna vers lui un regard noir. « Tu ne comprends pas que je n’ai pas le choix, Manuel ? dit-il avec dureté. Je sauverai ma femme ou je mourrai. Et si je meurs, ce sera à vous de continuer notre œuvre. »
À l’heure du dîner, la porte de la chambre d’Eloisa s’ouvrit.
Mais au lieu de la servante habituelle apparut un garçon dans les seize ans, qui portait le plateau.
« Lucilla se sent pas bien, dit l’un des soldats de garde. Fais goûter la soupe à la chatte, si tu te méfies du gamin », ajouta-t-il avant de refermer la porte en riant.
Le garçon avait un air timide et gauche, mal à l’aise avec ce plateau entre les mains. « Où je dois le poser ? demanda-t-il la tête basse.
— Donne-le-moi, dit Agnete en le lui prenant des mains. Tu peux t’en aller.
— Madame, je dois vous parler, chuchota le garçon en s’adressant à Eloisa.
— Qu’est-ce que tu veux ? », dit Agnete d’un ton agressif.
Le garçon s’approcha d’Eloisa. « Qui vous savez… vous fait dire de vous tenir prêtes, dit-il tout bas.
— Mikael ? », s’exclama Eloisa.
Le garçon se tourna vivement vers la porte. « Par pitié, parlez moins fort, murmura-t-il, effrayé.
— Mikael ? répéta Eloisa dans un chuchotement.
— Oui, madame, acquiesça le garçon en se tournant une nouvelle fois avec inquiétude vers la porte. Il vous fait dire de vous tenir prêtes. Il y aura une action des rebelles dans pas longtemps…
— Quand ? », demanda Eloisa, une pointe d’anxiété dans la voix.
Agnete écoutait en silence, regardant fixement le garçon.
« Dans deux semaines. Les rebelles attaqueront un convoi, répondit-il. J’ai pas beaucoup de temps, madame, sinon les gardes vont soupçonner quelque chose. Écoutez-moi sans trop poser de questions. Il s’introduira dans le château et il viendra vous libérer. »
Eloisa porta ses mains à sa bouche, les yeux écarquillés.
« Un groupe d’hommes l’aidera dans le château, poursuivit le garçon. Ils dégageront le chemin et protégeront votre fuite d’ici jusqu’au… au passage secret. » Il regarda Eloisa dans les yeux. « Où ils doivent se mettre ?
— Qui ? dit Eloisa.
— Les hommes qui vous protégeront, madame, dit le garçon. Où est le passage secret ? »
Eloisa se figea.
« Qui es-tu donc, toi ? demanda Agnete.
— Je m’appelle Fredo, dit le garçon, avant d’ajouter avec fierté : Je suis un rebelle.
— Alors pourquoi Mikael te l’a pas dit, où il est, le passage secret ? demanda Eloisa.
— Notre chef est caché dans la forêt. Le village est plein de soldats, répondit promptement Fredo. Il a dit à frère Timotej que vous le saviez. Et frère Timotej nous a passé le message. »
Les deux femmes hésitaient.
« Alors, c’est pas bientôt fini ? cria un soldat de l’autre côté de la porte.
— Ça y est, j’arrive ! », répondit le garçon d’une voix forte. Il regarda un instant les deux femmes. « Ça fait rien. Je vous comprends. Vous avez raison de vous méfier. On affrontera la situation le moment venu. » Il fit une courte pause. « On fera au mieux, et vous prierez pour que le passage secret ne soit pas surveillé. » Puis il se dirigea vers la porte.
« Attends… », dit Eloisa.
Agnete lui posa la main sur le bras, comme pour la retenir. Mais elle aussi hésitait.
« Faut que je vienne te chercher à coups de pied dans le cul ? », grogna le soldat derrière la porte.
Eloisa rattrapa Fredo. Elle savait que c’était risqué. Mais elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait pas faire échouer le plan de Mikael. « C’est dans le sous-sol, sous les cuisines. La trappe ressemble à une pierre, exactement au milieu, mais si tu tapes, tu vois qu’elle est en bois », dit-elle tout d’un trait. Elle prit son visage entre ses mains et lui donna un baiser sur le front. « Dieu te bénisse, Fredo ! »
75
Deux semaines durant, en attendant le jour de l’attaque, Mikael avait étudié les mouvements des gardes du pont. La relève se faisait toutes les six heures. Ceux dont le tour de garde avait pris fin remontaient à cheval et rentraient au château. Chaque fois, un seul des quatre menait son cheval par la bride jusqu’à la rive du torrent, l’attachait à une branche basse, se déshabillait et allait se rafraîchir dans les eaux limpides.
À ce moment-là, il était vulnérable.
Ensuite il se rhabillait et remontait au château en saluant les deux remplaçants.
Ce matin-là, Mikael se tapit derrière un buisson de sorbier sur la rive de l’Uque, peu avant la relève de la garde. Il attendait, la main nerveusement serrée sur son poignard, en essayant de calmer sa respiration. Le convoi que les rebelles devaient attaquer arriverait l’après-midi. Ils avait longuement discuté, Manuel et lui, et ils étaient tombés d’accord pour qu’il n’agisse qu’au dernier moment. Avant, les camarades du soldat tué s’apercevraient de sa disparition, et cela rendrait les choses encore plus difficiles.
Mikael n’avait pas le droit d’échouer. C’était maintenant ou jamais.
Il entendit arriver la relève. Les chevaux marchaient au pas. Les épées heurtaient en rythme les jambières de fer des soldats.
Une éternité s’écoula avant qu’ils n’arrivent au pont et saluent leurs camarades. La sueur coulait le long du dos de Mikael. Enfin il entendit un des deux soldats qui avaient fini leur tour de garde talonner son cheval pour repartir au château. Mikael se tapit plus encore, tendant l’oreille et priant pour que l’autre soldat n’ait pas l’idée de changer ses habitudes. Au bout de quelques interminables instants, il le vit attacher son cheval à la branche habituelle et se déshabiller, puis descendre se plonger dans les eaux fraîches de l’Uque.
Il devait l’attaquer par derrière mais sans l’égorger. Les soldats de garde auraient pu voir le sang rougir l’eau du torrent. Et puis il n’aimait pas l’idée de tuer un homme sans défense.
Il repéra une grosse pierre blanche et lisse, qu’il ramassa, s’assurant de l’avoir bien en main.
“Vite !” se dit-il en bondissant de sa cachette.
Deux pas rapides sur la grève et, au moment où le soldat, alarmé par le bruit des cailloux, se retournait, il tomba de tout son poids sur lui. Il le frappa en plein front, avec force. Le soldat écarquilla les yeux et tituba. Il ouvrit la bouche pour donner l’alerte, mais Mikael frappa encore. L’homme s’effondra dans l’eau.
Il tira le corps sur la rive opposée et le mit à couvert dans la forêt. Il l’immobilisa avec une longue corde qu’il avait cachée dans un buisson et le bâillonna. Après s’être déshabillé, il enfila l’uniforme du soldat, récupéra la bague de son père dans sa poche et redescendit vers le torrent. Il dénoua la bride du cheval, grimpa en selle et remonta la rive, le dos tourné aux gardes.
« Te voilà propre comme une putain, Hector ! cria l’un d’eux. Je sens ton parfum d’ici ! »