Mais des renforts sortirent du château, menés par Agomar. Les forces ennemies, grossies en un instant, fauchaient un nombre croissant de combattants.
Mikael comprit qu’ils ne pourraient pas soutenir l’assaut. S’obstiner dans la bataille conduirait à un massacre. L’armée d’Ojsternig ne comptait guère plus de cent cinquante hommes, mais c’étaient tous des soldats aguerris et bien armés. Ils auraient rapidement raison de ces combattants improvisés, même si ces derniers étaient deux fois plus nombreux.
« Restez unis ! cria-t-il. Reculez ! En ordre ! »
Battre en retraite était le seul moyen de limiter les pertes. Ce qu’ils avaient fait était déjà extraordinaire. Mikael devait maintenant penser à la vie de ses hommes, les protéger.
« Reculez ! Vers les bois ! », ordonna-t-il encore.
Au milieu des arbres, les forces ennemies auraient du mal à rester compactes, et la puissance de leur assaut en serait diminuée.
Il désarçonna un soldat et monta sur son cheval, brandissant son épée. « Prenez leurs chevaux ! hurla-t-il à ses hommes en continuant de se battre. Montez sur leurs chevaux ! »
Le seul moyen pour sauver le plus grand nombre d’hommes était de former un groupe-suicide qui couvrirait leur retraite. Il croisa le regard de Lamberto, un des rebelles qui l’avaient suivi depuis Constance. « Couvrons leur retraite ! Défendons-les ! Jusqu’à la fin ! »
Lamberto comprit qu’il allait mourir mais n’hésita pas.
« En arrière ! Battez en retraite ! ordonna Mikael aux serfs et aux mineurs. Vers les bois ! » Puis il cria à Lamberto : « Je reviens tout de suite ! » Il s’élança vers le passage secret. « Eloisa ! Agnete ! Sortez ! » Il était encore temps de les mettre en sécurité.
Eloisa et Agnete se glissèrent par l’ouverture. Elles restèrent bouche bée elles aussi, en voyant les serfs du village prendre part à la bataille.
Mikael lut dans leurs yeux la même fierté que la sienne. « Joignez-vous à ceux qui battent en retraite ! Nous vous protégerons ! » Il adressa un regard plein d’amour à Eloisa. Il avait peu de chances de survivre. Mais il mourrait pour elle et pour tous les siens. Ce serait une mort glorieuse.
Eloisa comprit le regard de Mikael. Elle hocha la tête, tandis que ses yeux s’emplissaient de larmes.
Mikael la regardait. Il savait que c’était la dernière fois. Soudain, alors qu’il s’apprêtait à se jeter de nouveau dans la bataille, il aperçut au fond de la vallée un nuage de poussière d’où montaient des roulements de tambour. Puis des cris de guerre. La terre trembla sous la charge de dizaines et de dizaines de chevaux.
Tous les combattants se figèrent.
« C’est qui ? », demanda Mikael à l’un des rebelles.
Si c’étaient d’autres hommes d’Ojsternig, tout finirait encore plus vite.
Au lieu de cela, il reconnut, à la tête d’une colonne de plus de cent soldats, deux de ses amis.
« C’est Lucio ! », cria Lamberto.
Et Mikael avait aussi reconnu Ettore Salvemini, le vieux capitaine de Raphael. Le sort de la bataille s’était renversé.
« Retournez dans le passage ! », cria-t-il à Eloisa et Agnete.
Eloisa le regardait, effrayée.
« Je ne mourrai pas ! lui dit Mikael avec un sourire radieux. Pas aujourd’hui ! » Il attendit qu’Eloisa et Agnete soient à l’abri et talonna vivement son cheval. Il vit alors Agomar donner un ordre à ses soldats, qui commencèrent à reculer vers le château. Il comprit aussitôt ce qui risquait d’arriver.
« Ils ne doivent pas fermer la porte ! », criait-il en se joignant aux siens.
S’ils parvenaient à empêcher les soldats de se retrancher dans le château, pensa Mikael avec un frisson d’excitation, ce serait alors la bataille finale.
Il se tourna vers les serfs et les mineurs. « Suivez-moi ! cria-t-il avec fougue. Ne laissons pas la porte se fermer ! »
Mineurs, serfs et rebelles, comme s’ils avaient déjà vaincu, se lancèrent en hurlant dans une course triomphante, en brandissant leurs armes.
« Fermez ! Fermez ! », ordonnait pendant ce temps Agomar, prêt à laisser mourir bon nombre de ses hommes encore à l’extérieur.
Les soldats du château commencèrent à pousser les lourds battants de la grande porte. Mais leurs camarades, refusant d’être abandonnés, se jetèrent dessus et ralentirent l’opération, comme s’ils luttaient contre leurs frères d’arme.
Ce retard leur fut fatal. Mikael et son armée hétéroclite s’abattirent sur les soldats dans une fureur aveugle, sans plus faire preuve d’aucune prudence.
Quand la colonne commandée par Ettore Salvemini se joignit à eux, Mikael les regarda avec une lumière rayonnante dans les yeux. C’étaient de vrais soldats. Ils connaissaient la guerre. Et ils étaient plus de cent. Ils enfoncèrent sans difficulté les défenses ennemies et se déversèrent dans la cour, luttant au corps à corps.
La bataille fut rapidement terminée.
Mikael vit alors Agomar au milieu de la cour, blessé, à genoux. Il sauta de son cheval, l’épée ruisselant de sang, et marcha vers lui.
Agomar leva les yeux vers Mikael. « Pitié, mon garçon », dit-il. Il avait peur.
Mikael le fixa. Agomar était exactement là où il avait tué son père. « Ça se passera ici », avait prédit Emöke. « Je n’ai fait qu’exécuter les ordres d’Ojsternig, continua Agomar.
— Je sais », dit Mikael enflammé de haine.
« De la même façon que ça s’est passé pour lui », avait aussi dit Emöke.
« Tu te souviens de ma mère ? dit Mikael. Et de ma petite sœur ? »
Agomar plissa les yeux pour comprendre.
« Tu te souviens de mon père ? Ici même ? À genoux ? », cria soudain Mikael en levant son épée des deux mains et en l’abaissant de toutes ses forces.
Mais la lame s’arrêta, à deux doigts seulement du cou d’Agomar. Le corps de Mikael vibrait tout entier. Ses mâchoires étaient serrées et ses narines dilatées. « Non, dit-il à Agomar. Tu n’en vaux pas la peine. » Il se tourna vers les siens. « Emparez-vous de cet homme ! », ordonna-t-il. Il poussa Agomar parmi les prisonniers. « Il aura un procès régulier, et il paiera pour ses crimes. » Dans la prophétie, Emöke lui avait laissé la possibilité de choisir. « C’est lui-même qui décidera de te rendre la pareille ou pas. » Il avait décidé. Pas d’honneur dans la haine.
La bataille était terminée. Les soldats d’Ojsternig avaient jeté leurs armes à terre et s’étaient rendus.
Mikael plia les jambes et posa la main, doigts écartés, sur la poussière de la cour, à nouveau colorée de sang, dix ans après.
« Père, je t’ai vengé », dit-il.
Il se releva, le visage mouillé de larmes. « Les soldats d’Ojsternig sont vos prisonniers ! », annonça-t-il d’une voix forte aux serfs de la glèbe et aux mineurs de Dravocnik. « Nous avons vaincu ! »
Après un instant d’hésitation, ou peut-être d’incrédulité, serfs et mineurs exultèrent, encerclant d’un air menaçant les soldats désarmés qui les avaient si longtemps terrorisés et humiliés.
Mikael lut dans leurs yeux une fierté qu’aucun d’eux n’aurait cru pouvoir éprouver un jour. Volod le Noir aurait été fier. « Tu vois ? Ils se sont torché le cul tout seuls », murmura-t-il, un sourire aux lèvres.
« Mikael ! s’écria Lucio en l’étreignant.
— On te croyait mort !
— Alors qu’en fait, je t’ai sauvé le cul ! répondit Lucio en riant.
— Non. Pas toi. Tu étais en retard, comme d’habitude », plaisanta Mikael. Son regard se promena sur les serfs, qui n’avaient jamais su, pendant des générations, ce qu’était la liberté. « Ils ont relevé la tête. »