Выбрать главу

Mais soudain, les hurlements de joie se turent.

Le hennissement nerveux d’un cheval avait fait tourner les têtes. Ojsternig, en selle sur son destrier, s’élançait vers eux au grand galop à travers la cour.

« Non ! », s’écria Mikael, dont le sang s’était glacé. Les bras écartés, il se planta devant l’animal.

Le cheval d’Ojsternig se cabra.

« Rien n’est fini, ramasse-merde ! hurla Ojsternig, les yeux exorbités. Sur la selle, devant lui, il tenait un couteau posé sur la gorge d’Eloisa. « Dis à cette racaille de me laisser passer, si tu ne veux pas que je l’égorge ici, devant toi ! »

Mikael recula d’un pas.

Eloisa était terrorisée. Une goutte de sang dessinait un mince fil rouge sur la peau blanche de son cou.

« Ôte-toi de mon chemin ! », cria encore Ojsternig, en retenant son cheval.

Mikael finit par se tourner vers ses hommes. « Ne bougez pas ! », leur ordonna-t-il.

Ojsternig sourit, une lueur folle dans ses yeux, et appuya plus fort sur la gorge d’Eloisa, qui gémit.

« Laissez-le passer », hurla Mikael. Il s’écarta, le regard fixé dans celui d’Eloisa.

Ojsternig avança lentement vers la grande porte du château.

La foule des serfs, des mineurs et des rebelles s’ouvrit en deux, formant un étroit couloir humain.

Mikael sentait que sa tête allait éclater. « Ojsternig ! cria-t-il en brandissant son épée. Laisse-la dans les bois ! Vivante ! Ou aussi vrai que Dieu existe je n’aurai pas de paix avant de t’avoir retrouvé et tué ! »

Le silence était total. On n’entendait que le bruit des sabots du cheval d’Ojsternig piétinant la poussière ensanglantée de la cour.

« Père ! », s’écria soudain une voix qui venait du palais.

Tous se retournèrent.

La princesse Lukrécia avançait péniblement, chancelante, soutenue par Agnete.

Ojsternig se retourna lui aussi, et arrêta son cheval.

« Père… dit encore Lukrécia. Ne m’abandonnez pas… »

Mikael se jeta sur elle, repoussant vivement Agnete. Il saisit la princesse par les cheveux avant de poser la lame de son épée sur sa gorge. Ses mains tremblaient, ses yeux étaient injectés de sang. « Une vie pour une vie ! hurla-t-il d’une voix tonitruante, scandant les mots. Une mort pour une mort !

— Tu n’en serais pas capable, ramasse-merde !

— Ne me mets pas à l’épreuve ! », cria Mikael.

Ojsternig lui renvoya un sourire moqueur.

« Je sais ce que tu lui as fait, salaud de bâtard, dit alors Eloisa d’une voix étranglée par la pression de la lame sur son cou. Tu vas la laisser mourir, hein ? »

Ojsternig se raidit. « Tais-toi, putain ! », siffla-t-il.

Lukrécia gémit et murmura : « Père…

— Tu n’es qu’un sac à merde », continua Eloisa. Elle savait que le provoquer pourrait lui coûter la vie mais, comme avec Eberwolf, elle ne pouvait pas s’en empêcher. « Tu n’es qu’un pauvre diable, dit-elle avec mépris.

— Tais-toi ! », cria Ojsternig en pressant plus fort le couteau contre sa gorge. Mais quelque chose s’était fissuré dans sa voix. Sa prise sur le couteau devint moins ferme.

« La vie de ta fille est entre tes mains ! cria Mikael.

— Tu l’as déjà tuée une fois, quand elle n’était qu’une enfant, continua Eloisa, frémissante d’excitation, car elle avait conscience que la main d’Ojsternig tremblait et hésitait. Tu me dégoûtes ! »

Ojsternig secoua la tête. “Tu aimeras”, avait dit la malédiction de la Folle. Il regarda sa fille. Secoua la tête encore plus fort, comme pour refermer la fente qui s’était ouverte dans son âme. Celle, terrible, par laquelle voulaient s’insinuer les sentiments qui rendent les hommes faibles. Il se dit que sacrifier la vie de sa fille sauverait la sienne. C’était ce qui comptait. Il était un homme seul. Et lui seul comptait.

Lukrécia le fixait toujours.

Ojsternig lut dans ce regard celui d’une fille qui sait déjà que son père la trahira. Mais elle continuait de le regarder et de prononcer son nom, comme une prière, sans se résigner. C’était aussi le regard d’une fille qui, par-delà toute raison, ne pouvait renoncer à l’espoir d’être aimée. En un instant, Ojsternig revit son existence. Il lui semblait toucher du doigt l’incroyable férocité qui avait guidé toutes ses actions. Tout à coup, plus rien n’avait de sens.

« Père… », murmura encore Lukrécia.

Ojsternig sentit quelque chose craquer en lui. Les mots “Tu aimeras” résonnaient dans sa tête, alors que son âme insensible était secouée d’une émotion stupéfiante, inattendue. Il comprit alors qu’il pouvait donner un sens à sa vie. Il laissa tomber son couteau, sans détacher son regard de celui de sa fille.

Les yeux de Lukrécia s’écarquillèrent de surprise.

Et Ojsternig vit son reflet dans ce regard, dans cette surprise, dans cette émotion nouvelle, qui n’était pas aussi terrible qu’il l’avait craint.

Les yeux de sa fille se remplirent de larmes tandis qu’elle chuchotait, presque effrayée : « Merci… »

Ojsternig poussa Eloisa à bas du cheval, les yeux toujours dans ceux de Lukrécia.

Eloisa, n’osant y croire, se précipita vers Mikael, qui lâcha les cheveux de Lukrécia.

La princesse tomba à genoux, trop faible pour marcher, et répéta en versant les premières larmes de bonheur de sa vie : « Merci… père ».

Nul ne bougeait ni ne respirait.

Mikael écarta Eloisa d’un geste presque rude et brandit son épée. « Toi et moi, Ojsternig ! », cria-t-il. Il prit la bague qu’il avait dans sa poche et la lui lança. « Tu la reconnais ? »

La bague vola dans les airs.

« Elle appartenait à mon père ! »

Ojsternig attrapa la bague.

Le silence, tout à coup, se fit plus dense encore.

Ojsternig regardait la bague dans sa main. Dans l’or fondu et tordu, il reconnut une cornaline, un peu émoussée, dans laquelle un sceau était gravé.

« Je suis Marcus II de Saxe ! »

Ojsternig leva les yeux sur lui. Les images de toutes ces années et son obstination à le persécuter lui revinrent à l’esprit. Il aurait pu l’écraser comme un cafard. Au lieu de cela, il l’avait toujours épargné. Et maintenant le ramasse-merde réclamait son royaume, avec ce même regard fier qu’il avait déjà enfant. Un fils qui se battait pour son père. Un père qui se battait pour sa fille. Il regarda Lukrécia. “Voilà. Maintenant tout a un sens”, pensa-t-il. Il descendit de cheval et dégaina son épée.

La foule fit cercle autour d’eux.

Mikael prit une profonde inspiration. Il attendait depuis dix ans de venger la mort de son père. Et l’heure était venue.

Ojsternig attaqua, frappant un coup de fendant de haut en bas.

Eloisa retint un cri.

Mikael réussit à esquiver mais fut déséquilibré.

Ojsternig sentait en lui une force qu’il n’avait jamais eue. Pour la première fois de sa vie, pensa-t-il, il se battait pour quelque chose. Pour quelqu’un. Il rit en repensant à la prophétie de la Folle qui l’avait tant effrayé. Ce n’était pas une malédiction. Il fendit l’air d’un autre coup puis feignit une attaque frontale, qui déséquilibra de nouveau son adversaire.

Mikael se rendit compte qu’il avait face à lui un combattant redoutable. Il avait du mal à parer ses coups et ne cessait de reculer. Il ne devinait qu’au dernier instant les coups de fendant d’Ojsternig, qui les masquait par des feintes rapides et imprévisibles. Et chaque fois Mikael perdait l’équilibre.