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— Merci », dit encore Mikael, ému. Puis il se tourna vers Salvemini. « Et vous… comment vous saviez ? »

Le vieux capitaine haussa les épaules, comme si ça ne comptait pas. Il tendit la main vers Lucio. « Il m’a apporté un message du baron, dit-il. Est-ce que j’aurais pu dire non ? » Il sourit à ses hommes. « À Kirchbach, la vie est si ennuyeuse pour des jeunes gens habitués à la guerre », ajouta-t-il, tout fier, en clignant de l’œil.

Mikael les regarda pour la première fois avec attention. Et se rendit compte que c’étaient presque tous des vieillards.

Ettore Salvemini éclata de rire en voyant la stupeur dans ses yeux. « Ça faisait un siècle qu’ils n’avaient plus livré bataille. »

L’armée de vieux soldats leva ses armes au ciel et poussa des cris de joie.

« Aujourd’hui, prince, tu nous as rendu un peu de notre jeunesse », conclut le vieux capitaine avec un sourire joyeux.

Mikael restait muet, ivre de tant d’émotions. Eloisa était près de lui. Il passa son bras autour de sa taille, et la foule des vainqueurs, hétéroclite et brouillonne, absurde et décousue, lança des exclamations et des cris d’allégresse.

Mikael regarda alors autour de lui. « Où est ta mère ? », demanda-t-il à Eloisa.

Elle aussi regarda alentour.

« Poussez-vous de là ! », grogna lors la voix d’Agnete.

Les gens se turent et lui firent place.

Agnete s’avançait, portant le bébé dans ses bras. « Ce loup a faim, espèce de mère dénaturée ! », dit-elle à Eloisa.

Les gens se mirent à rire.

« Attendez… », dit une autre voix.

Agnete se raidit.

« Donnez-le moi, s’il vous plaît », répéta Lukrécia.

Le petit continuait à pleurer.

« Donnez-le-lui, mère », dit Eloisa.

Agnete, à contrecœur, mit l’enfant dans les bras de Lukrécia. « Le laissez pas tomber, maugréa-t-elle.

— Aidez-moi », lui dit Lukrécia. Puis, soutenue par Agnete, elle marcha vers Eloisa.

Les gens retenaient leur souffle.

Quand Lukrécia fut devant Eloisa, elle lui tendit l’enfant. « Voilà, dit-elle d’une voix faible. Je te le rends. »

Les yeux d’Eloisa s’emplirent de larmes.

« Allez, assez pleuré ! s’exclama Agnete avec de grands gestes. Fourre-lui le téton dans la bouche, qu’il se taise ! »

Les gens rirent de nouveau. Dans les yeux de tous, l’émotion était telle que certains rires ressemblaient plutôt à des sanglots.

« Mon fils », murmura Mikael d’une petite voix.

Eloisa découvrit son sein et guida les lèvres du bébé vers son mamelon.

L’enfant se mit à téter goulûment.

« Je peux… le toucher ? », demanda Mikael.

Eloisa fit signe que oui.

Mikael tendit une main tremblante vers la tête blonde et bouclée de son fils. Mais il la vit couverte de sang, et s’arrêta. « Non, tu ne vivras pas dans le sang, dit-il tout bas, se rappelant les paroles de son père. Je t’en fais la promesse. » Il essuya sa main sur sa tunique et seulement alors caressa la petite tête. Puis il se tourna vers la foule. « Mon fils ! annonça-t-il d’une voix forte. Marcus III de Saxe ! »

La foule l’acclama.

Mikael se tourna vers Lukrécia. « Je ne vous aurais jamais fait de mal, princesse, lui dit-il.

— Vous m’avez fait plus de bien que vous ne pourrez jamais imaginer, prince », répondit Lukrécia.

Mikael vit que son regard n’était plus ce puits de boue qu’il avait vu dans son enfance et qui lui avait fait si peur.

« Maintenant, tu dois leur faire un discours », lui glissa Salvemini à l’oreille.

Mikael le regarda les yeux écarquillés. « Non… je… balbutia-t-il, je ne sais pas quoi dire…

— Ils l’attendent, fit le capitaine. Parle avec ton cœur, prince. » Mikael se tourna vers la foule. Il les regarda tous, l’un après l’autre, en silence. Ils étaient sa famille. Et il sut alors ce qu’il leur dirait.

La foule s’était tue.

Eloisa le regardait, fière.

« Je ne sais pas encore ce que c’est, un prince… parce que je le suis seulement depuis quelques instants, commença Mikael d’une voix étranglée. Il va falloir que j’apprenne. » Il reprit son souffle, entendant son cœur cogner dans sa poitrine. « Mais je sais, au contraire de tant de princes, ce que c’est d’être un serf de la glèbe. Parce que jusqu’à ce jour j’en étais un. » Il regarda ces gens qui avaient partagé sa vie. « Pendant toutes ces années j’ai été votre frère, j’ai souffert avec vous de la faim et de la fatigue des travaux des champs… j’ai vécu la férocité de la tyrannie… comme vous j’ai été humilié, privé de toute dignité… je me suis couché et réveillé chaque soir et chaque matin en sachant que ma vie ne valait rien… que moi-même je n’étais rien… »

Eloisa lui prit la main.

« Alors si moi, aujourd’hui, je ne suis plus un serf… », reprit Mikael d’une voix qui tremblait. Il s’interrompit, se rendant compte que tout ce dont il avait rêvé ne dépendait maintenant plus que de lui. « Si moi je ne suis plus un serf, aucun de vous ne doit l’être ! » Il regarda les visages stupéfaits dans la foule. « Vous êtes libres ! », cria-t-il.

Les gens n’en croyaient pas leurs oreilles. Ce fut une grande acclamation.

« Vous pouvez partir ou rester, poursuivit Mikael d’une voix forte, pour imposer le silence. Et si vous restez… nous essaierons d’imaginer un autre monde. Ensemble. »

Un paysan s’agenouilla en pleurant.

« Ça valait la peine de vivre, rien que pour voir ce qui s’est passé aujourd’hui », continua Mikael. Les paroles jaillissaient directement de son cœur, nées de toute cette vie vécue avec eux. Il avait conquis le pouvoir de les dire, sans jamais céder, sans jamais reculer. « Parce qu’aujourd’hui vous avez prouvé que la liberté ne peut pas être celle d’un seul, mais doit être celle de tous. Chacun de vous, aujourd’hui, a conquis sa liberté et celle de ses frères. »

Les gens étaient muets. Effrayés peut-être par la portée de ce discours.

« C’est vous qui m’avez appris à être un homme, conclut Mikael. Maintenant, je sais qui je suis et qui je veux être. »

Il y eut un long silence. Puis une des femmes qui étaient arrivées entre-temps du village, s’écria : « Dieu te bénisse, prince Mikael !

— Idiots, il s’appelle Marcus ! dit Agnete.

— Non », l’interrompit Mikael. Il se tourna vers Eloisa, celle qui lui avait donné son nouveau nom. « Je suis Mikael. »

79

Le lendemain matin, après avoir enseveli les morts dans le cimetière de Notre-Dame des Neiges, Mikael se rendit à la cabane de Raphael, au sommet du Mezesnig, avec Eloisa, leur fils, Agnete, et Harro chargé sur son cheval.

Ils étaient escortés des villageois de la Raühnvahl, des mineurs de Dravocnik sur le chemin du retour, et suivis par l’armée de Salvemini.

Un mineur vint se placer à côté de Mikael.

« Votre Seigneurie, vous me permettez de dire un mot ?

— Bien sûr », répondit Mikael, en posant la main sur la tête de Harro qui avait commencé à grogner.

Le mineur baissa la voix.

« Vous serez notre prince, à nous aussi ? »

Mikael secoua la tête. « Non, le royaume de Dravocnik revient par droit de naissance à la princesse Lukrécia. »