La déception se peignit sur le visage du mineur.
« La princesse régnera au nom de la justice, dit Mikael. Je peux t’en assurer.
— Avec le père qu’elle a eu, Seigneur ? répondit le mineur, une note de scepticisme dans la voix. Permettez-moi d’en douter, avec tout le respect que je vous dois.
— Justement, c’est parce qu’elle a eu ce père-là que la princesse régnera avec justice.
— Nous, c’est vous qu’on aurait préféré, Seigneur, en toute sincérité, continua le mineur, chagriné. Ce que vous avez dit…
— J’ai parlé avec la princesse, l’interrompit Mikael, en baissant encore plus la voix. Quand elle sera rétablie et qu’elle s’installera dans son château, elle vous annoncera que vous êtes libres. Nos deux royaumes marcheront ensemble. Mais laissons la princesse l’annoncer elle-même. »
Le mineur sourit. « Nous aussi on aura une belle annonce à faire à la princesse. » Un sourire radieux illumina son visage. « On a trouvé un nouveau filon.
— Il reste de l’hématite ? dit Mikael, surpris.
— Non. Finie la poussière rouge de sang qui étouffait nos maisons à Dravocnik… » Le mineur retint son souffle un instant puis s’exclama : « De l’argent ! Un filon énorme ! »
Mikael éclata de rire.
« Qu’est-ce que t’as donc à rire, petit prince ? demanda Agnete derrière lui.
— Un peu de respect ou je te transforme en tas de bûches, répondit Mikael.
— Je te conseille pas d’essayer ! », répliqua Agnete en pointant vers lui un doigt menaçant. Va pas t’imaginer que les choses ont changé entre nous, gamin ! »
Mikael regarda Eloisa et lui sourit, amusé. Son fils dormait comme un bienheureux dans les bras de sa mère.
À l’approche du col où l’on obliquait pour monter chez Raphael, Mikael ralentit pour que Salvemini les rejoigne.
« Comment vont Emöke et Berni ? lui demanda Mikael.
— Qui ça ? », dit Salvemini. Puis il haussa les sourcils. « Ah, tu veux dire Leonidas Argos et sa femme Lavanda ?
— Lavanda ?
— Cet imbécile de Grec estropié dit qu’elle sent la lavande quand ils font l’amour ! », s’exclama Salvemini en hochant la tête.
Mikael rit. « Eh bien ? Comment ils vont ?
— Ils sont insupportables, dit Salvemini d’un ton sérieux.
— Vraiment ?
— Oui, prince. Ils roucoulent toute la journée comme deux pigeons en amour, dit Salvemini en souriant. Et quand ils marchent dans la rue, pour rester collés, elle boîte comme lui. Et du coup… j’aurais du mal à t’expliquer. On dirait que…
— Qu’ils dansent, continua Mikael comme pour lui-même. Deux estropiés qui se tiennent par la main, s’ils se balancent au même rythme… ça devient une danse », dit Mikael.
Salvemini le regarda, perplexe, et acquiesça. « En tous cas, elle a une voix angélique. Et lui, il faut bien reconnaître qu’il est spirituel. Ils gagnent beaucoup d’argent.
— Je suis content. Ils le méritent.
— Ils m’ont demandé de te transmettre un message.
— Ris, mon frère ! s’exclama Mikael.
— Comment tu le sais ?
— J’ai deviné. »
Harro aboya.
« T’as fait un beau discours, hier », dit Salvemini.
Mikael hocha la tête, pensif. Ils chevauchèrent côte à côte en silence jusqu’au carrefour qui menait à la cabane de Raphael. Mikael arrêta son cheval.
« Allez, crache le morceau », dit le capitaine.
Mikael le regarda en fronçant les sourcils. « Raphael m’a tout raconté.
— Et… ça t’a secoué ? »
Mikael lut une profonde sagesse dans les yeux de Salvemini. Et de la tolérance. Et de la pitié. « Oui, répondit-il.
— Peu importe combien de fois un homme tombe, mon garçon, rappelle-toi ça, dit le capitaine en parlant lentement, de la voix de quelqu’un qui connaît la vie et ses horreurs. Ce qui compte, c’est qu’il se relève. Une fois de plus que le nombre de fois où il est tombé. » Il fixa Mikael. « Le baron s’est relevé. Il est sorti de ces abîmes. Il faut être un homme exceptionnel pour faire ça. »
Mikael restait immobile, les rênes tendues. Levant les yeux, il regarda le Doigt de Moïse. Tous croyaient qu’il était le symbole de la colère du prophète. « Mais moi je crois que c’est un doigt qui bénit nos vies », lui avait dit un jour Raphael. « Oui, répondit-il à Salvemini. Le baron est un homme exceptionnel. » Il planta ses éperons dans les flancs de son cheval et s’élança au galop dans la pente qui menait à la cabane de son maître. Il voulait être le premier à le voir.
Il descendit de son cheval avant même l’arrêt de l’animal, mit Harro à terre et ouvrit la porte.
« Mon garçon… », dit Raphael dans un filet de voix.
Mikael vint vers lui et lui prit les mains.
Raphael sourit. « Je te vois ici bien vivant, en pleine forme, et j’entends un grand vacarme dehors… j’imagine que ça veut dire que tout s’est bien passé.
— Oui, Seigneur, fit Mikael. Eloisa, mon fils et Agnete sont sains et saufs. Ojsternig est mort et… les gens se sont rebellés ! Ils se sont battus ! continua-t-il, les yeux enflammés de passion. Ils ont relevé la tête. Et plus personne ne pourra la leur faire baisser. »
Raphael le regarda en silence, hochant la tête. « Je suis fier de toi », dit-il enfin, la voix vibrante d’émotion. Il sourit. « Aurais-tu jamais imaginé que ce vieux livre en latin que je t’ai offert pouvait raconter une histoire aussi incroyable ?
— Non.
— À dire vrai, moi non plus, mon garçon, dit Raphael, les yeux pleins d’admiration.
— Il parlait de quoi en fait, ce livre ? »
Raphael se mit à rire.
« C’était un manuel d’agriculture très ennuyeux. »
Mikael rit à son tour. Il resta silencieux quelques instants. « Tout ce que je suis, c’est vous qui me l’avez appris, dit-il, ému. Vous avez été comme un père pour moi.
— Toi, tu es le fils de ton père, répondit Raphael. Tu ne l’as jamais oublié, même quand je t’ordonnais de le faire. C’est toi qui avais raison. Et moi j’avais tort.
— Non. J’ai eu deux vies. Et deux pères. »
Raphael agita la main, saisi d’émotion. « Allez morveux, débarrasse-moi le plancher ! »
Mikael serra fort sa main. Il savait le vieil homme proche de la mort.
« Attends, dit Raphael. Le curé est avec vous ?
— Non, Seigneur. »
Une lueur de déception passa dans les yeux de Raphael. « Dis-moi, mon garçon. Tu dis qu’Ojsternig est mort ?
— Oui, je l’ai tué avec votre épée.
— Ce qui veut dire que maintenant c’est toi le prince de Saxe, dit Raphael.
— Oui, Seigneur, répondit Mikael en rougissant.
— Bon. Alors tu as le pouvoir de le faire.
— De faire quoi ?
— Je te le dirai après. Pour le moment, dépêche-toi de faire entrer ceux qui doivent me dire au revoir. Mais dis-leur de faire vite. Commence par Ettore Salvemini, s’il est toujours vivant.
— Comment je dois faire ? insista Mikael.
— À la fin de la procession, dit Raphael, tu reviendras avec Agnete et Eloisa.
— Et mon fils.
— Et ton fils, s’il ne piaille pas trop. »
Mikael sourit et sortit. Dehors, il fit un signe au capitaine Salvemini, qui entra immédiatement dans la cabane.
« Comment il va ? demanda Agnete, une note de chagrin dans la voix.
— Il veut vous voir. En dernier.
— Naturellement, marmonna Agnete. La servante passe toujours en dernier. »