Выбрать главу

Mikael se tourna vers Eloisa. « Il veut te voir toi aussi, lui dit-il. Et notre fils… s’il ne piaille pas trop, il a dit.

— Il vient de manger, dit Eloisa, un doux sourire sur les lèvres. Il ne s’apercevra de rien. » Une brise fit voler ses cheveux lisses.

« Comme tu es belle », dit Mikael.

Eloisa baissa les yeux, heureuse.

Il l’attira contre lui.

Eloisa posa le front contre sa poitrine.

Mikael promena son regard sur les gens qui les avaient suivis pour rendre un dernier hommage à Raphael. Alors seulement il aperçut, à l’écart, le petit garçon qui avait ramassé la veille la bague de son père pour la lui rendre.

Le garçon le regardait à la dérobée, la tête rentrée dans les épaules. La morve sous son nez avait formé une croûte. Il caressait Harro, assis près de lui.

Mikael lui sourit. Il avait été le premier à s’agenouiller, dans la poussière rouge de sang de la cour.

Le petit garçon courba encore plus la tête et détourna les yeux.

Mikael continuait à le regarder. Il était maigre, fragile. Ses bras grêles et sans muscles. Mikael pensa que lui aussi, à son arrivée dans la vallée, devait avoir à peu près cette apparence.

« Qui c’est ? », demanda-t-il à Eloisa.

Eloisa se retourna. « Pauvre petit, dit-elle. C’est le fils d’une des prostituées du château. Sa mère est morte depuis des mois et il survit en mangeant les restes qu’il trouve dans les ordures. » Eloisa soupira en caressant la tête de son fils. « Il ne saura jamais qui est son père… »

Un frisson parcourut le dos de Mikael. Il eut un pincement au cœur. “Comme toi, mon amour”, pensa-t-il.

Quand tous eurent rendu hommage à Raphael, Mikael fit signe à Agnete et Eloisa de le suivre dans la cabane.

« À la bonne heure, marmonna Agnete en s’approchant de la couche où gisait Raphael, pâle et faible. J’ai bien cru que vous alliez casser votre pipe avant que je puisse vous envoyer une dernière fois au diable.

— Tais-toi, Agnete, lui dit Raphael avec sérieux. Viens ici et prends-moi la main.

— Et pourquoi ça ? demanda Agnete, embarrassée.

— Bon Dieu, fais ce que je te dis, pour une fois ! », s’exclama Raphael en lui tendant la main.

Agnete la prit.

Raphael se tourna vers Mikael. « Mets-toi face à nous, au milieu, lui dit-il. Et toi, Eloisa, à côté de ta mère. »

Mikael et Eloisa firent ce qu’il demandait.

« Bien, continua Raphael. En ta qualité de prince, Marcus II de Saxe, tu as le pouvoir et le droit de célébrer les mariages. Et toi, Eloisa, tu seras le témoin. »

Agnete ôta sa main, brusquement, comme brûlée par les flammes. « Qu’est-ce qui te prend, vieux gâteux ? s’écria-t-elle.

— Agnete… dit Raphael en tendant la main, d’une voix pleine de douceur. Viens ici. »

Agnete était écarlate. Elle secouait la tête, le souffle coupé, saisie d’une émotion qu’elle ne comprenait pas.

« Agnete… », répéta Raphael.

Lentement, sans parvenir à se calmer, elle reprit sa main.

Raphael la serra. « Répète après moi, mon garçon, dit-il à Mikael. “Toi, Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio… baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux…”

— Toi… Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio… baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux…

— Veux-tu prendre pour légitime épouse Agnete Veedon, serve de la glèbe ?

— Je ne suis plus une serve de la glèbe, dit Agnete avec orgueil. Le garçon nous a tous libérés. »

Raphael regarda Mikael avec admiration. « Répète, mon garçon.

— Veux-tu prendre pour légitime épouse Agnete Veedon… femme libre ?

— Oui, je le veux, dit Raphael. Maintenant demande-lui à elle, fais-moi économiser mon souffle.

— Veux-tu, Agnete Veedon, femme libre… dit Mikael d’une voix altérée par l’émotion, prendre pour légitime époux Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio, baron d’Hermagor par l’investiture de Sa Majesté Rex Romanorum Vaclav le Paresseux ?

— Misère de misère », bougonna Agnete. Elle hocha la tête, regardant Raphael. « Tu te rappelles quand tu as gardé le gamin chez toi parce qu’il était incapable de travailler aux champs ? Et que pour expliquer ta visite j’ai dit aux gens que tu étais venu me demander pour épouse et que j’avais dit non, parce que tu étais trop sage et trop ennuyeux ?

— Agnete, ne change pas de sujet. Réponds à la question. » Agnete, le coin des lèvres baissé, cherchait à retenir ses larmes et ne parlait plus.

« Réponds oui, merde ! », s’exclama Raphael.

Agnete sursauta, comme effrayée, et dit : « Oui…

— Je le veux ! dit Raphael.

— Oui, je le veux.

— Agnete, dit Raphael en riant, c’est plus fatiguant de t’épouser que de mourir. » Il soupira. « Je te dispense de la torture d’embrasser ton époux. »

Agnete posa les mains sur sa figure, secouée de sanglots.

Raphael sourit en la regardant.

Sans cesser de sangloter, Agnete se tourna vers Eloisa et Mikael. « Sortez », dit-elle à voix basse.

Mikael et Eloisa sortirent et refermèrent la porte derrière eux.

Dès qu’elle fut seule, Agnete s’agenouilla près de Raphael.

« Je t’ai aimée », dit Raphael, qui n’avait plus de voix.

Agnete avait le visage déformé par les pleurs et l’émotion.

« Tu es vilaine quand tu fais ça, dit Raphael.

— J’ai jamais été belle, répondit Agnete d’une voix qui devenait ridicule tellement elle s’efforçait de retenir ses larmes.

— Oh si, tu l’as été », dit Raphael.

Agnete se pencha vers lui, lentement. Alors que l’un et l’autre semblaient incapables de respirer tant ils étaient émus, elle baisa ses lèvres. Avec tendresse.

Raphael la regarda, apaisé et heureux. Il lui sourit. Des larmes de joie vinrent à ses paupières. Il tendit la main et lui caressa le visage, avec amour. Puis il mourut.

Agnete plongea son visage contre sa poitrine et resta immobile, jusqu’au moment où elle sentit qu’elle pourrait retenir ses larmes. Relevant la tête, elle le regarda comme elle ne l’avait jamais regardé. Elle arrangea les cheveux de Raphael, passant ses doigts tordus par l’âge dans ses longues mèches blanches. « Je ne t’avais jamais embrassé », murmura-t-elle.

Quand elle sortit, tous les regards se tournèrent vers elle.

« Raphael sera enterré au pied du Doigt de Moïse, dans la terre où son âme s’est pacifiée », dit-elle. Puis, désignant Mikael : « Il sera enterré avec son épée ».

Mikael acquiesça. « C’est juste », dit-il. Il tira l’épée du fourreau et la remit à Agnete.

Agnete rentra dans la cabane et posa l’arme entre les mains de Raphael qu’elle avait croisées sur sa poitrine.

En sortant, elle vit Eloisa et Mikael enlacés. Alors, épouse et veuve en un instant, elle se dit qu’en fait, elle aussi avait connu un peu l’amour. « Dorénavant je vivrai ici, dans la maison de mon mari », annonça-t-elle avec fierté. Puis, avant de fondre en larmes à nouveau, elle fit un geste brusque vers ceux qui étaient là. « Allez, entrez et honorez la mémoire de Raffaele Fortebraccio di Bentivoglio, baron d’Hermagor par l’investiture de… je ne sais plus quel foutu empereur… Celui que nous connaissons tous comme le vieux Raphael, marchand d’enfants. » Et elle entra la première s’asseoir près du lit, comme font les veuves, tandis que les habitants de la Raühnvahl et l’armée d’anciens du capitaine Salvemini défilaient devant le corps sans vie de l’homme le plus mystérieux qu’ils aient jamais connu.