Выбрать главу

L’enfant acquiesça doucement.

« Tu dois apprendre à te battre, continua son père. Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité. On te respecte pour l’instant parce que tu es mon fils. Mais tu dois savoir te faire respecter pour ce que tu es. C’est clair ? »

L’enfant regarda son père et dit timidement : « Tu seras fier de moi, père, si aujourd’hui je donne un coup de pied à une poule ? »

Le prince le fixa avec sérieux. « Oui, je serai fier de toi, mon fils. » Puis il lui donna une chiquenaude sur la tête, faisant voler son chapeau de marmotte. « Va jouer », lui dit-il en lui tendant une part de tarte aux pommes et une autre de tourte à la viande de cerf.

L’enfant engloutit presque toute la tarte, s’étouffant à moitié, puis partit en courant, excité par la première neige de l’année.

« Fils », l’appela son père de sa voix tonnante.

L’enfant s’arrêta et se tourna vers lui.

« Pas besoin de donner de coups de pied à cette poule. Je suis fier de toi de toute façon. » Et il sourit.

« Dis merci, Marcus, chuchota Eilika.

— Merci, père », obéit machinalement l’enfant, qui piétinait d’impatience, sans savoir que ce serait la dernière fois qu’il verrait sourire son père. Il se précipita à l’extérieur.

Ce 21 septembre 1407, le petit Marcus II de Saxe, en arrivant à la porte, s’émerveilla du silence parfait de la neige encore blanche qui enveloppait la cour du château. À sa droite, adossées aux fortifications de pierre hautes de trois perches, surmontées d’un chemin de ronde en bois, s’élevaient les écuries et les étables à vaches. Pour récupérer la chaleur des bêtes, on avait construit au-dessus les logements des serviteurs de rang inférieur, ceux qui ne dormaient pas dans les mansardes du château. À sa gauche, les porcheries, poulaillers et clapiers. Cochons noirs, chèvres de montagne, poules, dindons, pintades, paons et lapins grattaient le sol dans des enclos bien entretenus. Face à l’enfant, la grande porte à deux battants renforcés de lames de fer et la tourelle, laide et trapue, d’où l’on pouvait voir jusqu’au fond de la vallée de la Raühnvahl. Elle était ouverte, comme toujours pendant la journée.

« Allez, va te cacher », dit la gouvernante.

L’enfant finit sa tarte aux pommes et fit ses premiers pas dans la neige, la tourte au cerf à la main. Au milieu de la cour, il se retourna pour regarder ses empreintes, et vit Eilika en train de le regarder. « T’as pas le droit ! Tu dois fermer les yeux ! », lui cria-t-il.

Elle sourit et tourna le dos, la tête enfoncée dans ses bras contre le mur du château.

L’enfant la fixa un instant. Puis son regard s’éleva vers le château, une construction massive et carrée de deux étages auxquels s’ajoutaient les mansardes avec leurs petites fenêtres étroites pour se protéger du froid. Sur le côté ouest, accrochée comme une verrue contre l’épaisse muraille, se dressait une petite chapelle.

Il se tourna vers la grande porte, près de laquelle il y avait une caserne basse, construite en pierre. Quatre pièces, où logeaient les soldats du château. Il s’approcha et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Plusieurs fois, il avait voulu s’y cacher car il était sûr qu’Eilika ne le trouverait pas. Mais les gardes, chaque fois, l’en avaient empêché.

Ce matin-là, il eut la surprise de voir les soldats de garde qui dormaient sur la table, dans la première pièce. Un des hommes était renversé sur une chaise, tête en arrière, bouche ouverte. Les trois autres avaient les bras croisés sur la table. Une bouteille de vin renversée gouttait encore sur le sol en terre battue. Les bûches de la cheminée étaient presque éteintes, et personne ne ravivait le feu.

L’enfant regarda vers Eilika, qui tournait toujours le dos. Pour une fois, il entrerait dans la caserne sans se faire rabrouer. Il sourit, tout content, et s’apprêta à franchir le seuil de la pièce.

« Tu ne sais donc pas que c’est interdit d’entrer ici ? », dit une voix derrière lui.

L’enfant se retourna d’un bloc, effrayé. Il vit une petite fille qui avait plus ou moins son âge, le visage sale, les cheveux très clairs et coupés court. Il la connaissait vaguement. C’était Eloisa, la fille d’Agnete Veedon, la femme qui faisait naître les bébés.

Il n’oublierait jamais cette image.

2

L’enfant fixait Eloisa, et se disait que son père se moquerait de lui s’il le voyait avoir peur d’une petite fille en guenilles.

« Je suis le prince héréditaire, je fais ce que je veux, répondit-il en bombant le torse. Attention à comment tu me parles, ou je te ferai fouetter », ajouta-t-il, en rougissant légèrement.

Eloisa ne semblait pas effrayée. « Ce n’est pas vrai que tu fais ce que tu veux, répliqua-t-elle. Tu n’as pas le droit d’entrer ici, même toi. Tu n’es qu’un enfant. Et j’ai bien vu qu’on t’en chassait.

— Tu es stupide et mal élevée, dit Marcus II de Saxe, mal à l’aise. Tu ne vois donc pas que si tu continues à m’embêter je vais te faire fouetter ? »

La petite fille hocha la tête. Mais ne bougea pas. Ses yeux, bleus comme les lacs de montagne, étaient fixés sur la tourte de Marcus.

« Va-t-en », dit l’enfant, et il regarda du côté d’Eilika, qui s’était retournée et commençait à le chercher.

« Tu m’en donnes un morceau ? demanda Eloisa.

— C’est à moi.

— J’ai faim.

— Moi aussi j’ai faim. »

La petite fille le regarda en silence. Elle avait une robe de toile grossière, rouge, avec des piqûres et des ourlets en cuir, sous une veste de futaine pleine de taches. Ses jambes étaient nues dans des sabots de bois. L’un d’eux était fendu et maintenu par un lacet.

L’enfant regarda vers sa gouvernante. Cette idiote de petite fille l’empêchait de jouer. « Si je te donne ma tourte, tu t’en vas ?

— Donne-moi ta tourte.

— Jure-le.

— Je le jure. Pour ce que j’en ai à faire.

— Justement, tu m’as tout l’air d’une fouineuse. »

Eloisa avait la main tendue. Crasseuse. Une épaisse couche de noir sous les ongles.

Marcus lui donna sa tourte.

La petite fille la prit avec avidité, les yeux brillants. Elle en fourra un gros morceau dans sa bouche et partit, sans plus accorder d’attention au prince héréditaire.

Marcus la fixa encore quelques instants, la guettant du coin de l’œil sur le seuil de la caserne. Il comprit qu’Eilika l’avait vue manger sa part de tourte. La gouvernante se dirigeait vers elle pour lui demander où elle l’avait prise. Elle allait découvrir la cachette de son petit prince Porcelet.

« Espèce de sale gamine, je te ferai couper la tête », maugréa Marcus, qui se sentait trahi.

Mais Eloisa indiqua l’écurie à la gouvernante, qui se précipita dans cette direction.

La petite fille se retourna brusquement, certaine que Marcus la regardait. Et lui tira la langue.

Marcus sourit et entra dans la première pièce.

Les gardes ne s’étaient pas réveillés. Sans réfléchir à ce qu’il y avait là d’étrange, il ne pensait qu’à se cacher. Cette fois, il gagnerait. Il souriait, ravi, en cherchant autour de lui une cachette. Il traversa la pièce sur la pointe des pieds et passa dans la suivante. Quatre couches vides, aucun endroit sûr où se cacher. Dans la troisième pièce, il trouva cinq autres gardes profondément endormis, écroulés dans toutes les positions sur leurs matelas de paille. Et deux bouteilles de vin. L’une d’entre elles était renversée sur le sol. Il eut envie de se cacher dans la grande armoire où l’on rangeait les armes, les grandes épées, les poignards, les arcs et les flèches, mais il alla d’abord voir la dernière salle. Là encore, cinq gardes endormis.