Des années plus tard, il se demanderait comment il avait fait pour ne pas s’inquiéter. Et si cela aurait pu changer le cours des événements. Mais, ce jour-là, il voulait seulement trouver une cachette où Eilika ne le dénicherait pas.
Il aperçut alors dans le mur du fond, derrière une chaise, une petite niche sombre. Sur la pointe des pieds, il s’approcha pour écarter doucement la chaise, s’agenouilla et se glissa dans la niche. Elle était si étroite qu’on ne pouvait s’y retourner et il dut tirer la chaise avec le pied. Il avança alors dans le noir, comprenant qu’il s’agissait d’un boyau qui débouchait sur l’enclos des chèvres. Sauf qu’on ne pouvait pas en sortir. Il n’y avait qu’une petite ouverture entre les pierres, par où il aperçut Eilika qui le cherchait. Il voyait les gens du château vaquer à leurs tâches quotidiennes : les palefreniers pelletaient le fumier, les cuisinières ramassaient les œufs, le boucher désossait une carcasse de bœuf pendue à un crochet dans sa boutique. Il chercha la petite fille de tout à l’heure, sans la voir. Seule la grande porte était visible. Il essaya de se pencher, mais l’ouverture était trop étroite.
Il regarda de nouveau Eilika inspecter sans succès les cachettes habituelles. Il était fier d’avoir trouvé ce tunnel et riait tout bas. Une chance que les gardes soient si fatigués qu’ils s’étaient endormis en plein jour.
L’enfant s’assit par terre. Le boyau s’élargissait un peu à cet endroit. Il écouta de nouveau le silence dont la neige recouvrait tout et le savoura intensément. C’était un silence parfait.
Mais il ne dura qu’un instant.
Ce fut d’abord une sensation. Il lui semblait que la terre tremblait. Ôtant son gant de loutre, il posa la paume sur le sol. Oui, c’était une vibration, profonde et soutenue. Il ne savait pas d’où elle venait. Elle grandissait, comme se rapprochant de plus en plus.
Quand la vibration devint plus forte, il regarda par l’ouverture. Le maréchal-ferrant ouvrait de grands yeux. Deux servantes laissèrent tomber à terre les cruches de bière qu’elles portaient sur la tête. Une grosse cuisinière, relevant ses jupes, courut vers le château. Les lavandières lâchèrent le linge et les draps dans la neige, portant leurs mains à la bouche. Les palefreniers interrompirent le mouvement de leur pelle et s’immobilisèrent.
La vibration se révéla être le fracas étourdissant d’une vingtaine de chevaux de guerre lancés au galop, déchirant le silence parfait de la neige par des cris de bataille suivis de hurlements de terreur. Le petit prince héréditaire du royaume de Raühnvahl vit alors apparaître dans son champ de vision une troupe de bandits qui moulinaient leurs grandes épées.
Le premier à tomber fut le jeune apprenti du maréchal-ferrant. Il n’avait pas quatorze ans. La lame d’un des brigands s’abattit sur lui par le travers, ouvrant une trouée effroyable entre ses côtes. Son corps fut projeté en l’air par la fureur du coup accrue par l’élan du cheval, et retomba au sol comme un pantin désarticulé.
Pour l’enfant, la neige, à partir de ce jour, ne serait plus jamais blanche.
Tout se passa très vite. Les bandits attaquaient tout le monde, sans pitié. La grosse cuisinière, frappée dans le dos, tomba avant d’atteindre l’entrée du château. Les deux servantes aussi, l’une transpercée par une épée, l’autre piétinée par les chevaux. Les lavandières trempèrent de leur sang les draps à peine lavés et s’y enroulèrent comme dans un suaire. Les palefreniers moururent en renversant sur eux leur pelle de fumier. Puis Marcus, le souffle coupé, vit une épée s’abattre sur le maréchal-ferrant, et d’un coup de fendant lui trancher le bras droit à hauteur de l’épaule. Le bras tomba au sol, serrant encore dans sa main le lourd maillet. Puis le bandit, dans un grand rire, fendit la tête du maréchal-ferrant d’un coup de hache.
« Eilika… », murmura l’enfant en s’agrippant aux pierres de l’ouverture.
Comme si elle l’avait entendu, la gouvernante se mit à courir au hasard dans la cour en lançant des cris aussi affolés que ceux des bêtes, qui avaient renversé les barrières de leurs enclos : « Marcus ! Reste caché ! Marcus ! Mar… ».
L’enfant vit alors Eilika presque soulevée de terre, et la pointe d’une épée ressortit par sa poitrine. Ses yeux roulèrent, écarquillés de surprise. Sa bouche, à présent muette, s’ouvrait et se fermait sans plus pouvoir articuler le nom de son petit prince.
Du haut de son cheval, le bandit posa un pied sur l’épaule d’Eilika et poussa pour extraire son épée.
Elle resta debout un instant puis tomba face dans la neige et ne bougea plus.
L’enfant n’arrivait pas à détacher son regard d’elle. Les chèvres de l’enclos se regroupèrent alors contre le mur d’enceinte et, l’odeur du sang dans les narines, se mirent à bêler de terreur, bloquant son champ de vision.
Lorsqu’elles s’écartèrent, Marcus vit beaucoup de corps par terre. Hommes, femmes et enfants. Le confesseur, sa soutane relevée de manière obscène. Le maître de musique avait la bouche grand ouverte, comme s’il s’apprêtait à chanter.
Soudain il reconnut son père, debout et brandissant sa grande épée, qui tranchait les jarrets d’un cheval et, avant même que l’animal ne s’écroule, ouvrait d’un coup terrible la gorge de son cavalier. Le capitaine des gardes se battait à ses côtés. Ils étaient les deux derniers. Bientôt cinq bandits étaient morts, mais le capitaine aussi.
« Tu vivras dans le sang, comme moi et comme tous nos ancêtres. C’est notre destin, notre fatalité », lui avait dit son père peu de temps auparavant. Le petit Marcus comprenait maintenant ce que cela voulait dire, et qui étaient les loups. Il voyait que son père était un guerrier phénoménal, et il fut certain qu’il allait les sauver.
Mais à ce moment-là, le prince de Saxe fut frappé d’un grand coup de fendant à la poitrine. Il vacilla, grogna en montrant les dents, comme un loup. Puis il se redressa pour reprendre le combat et s’élança au milieu du groupe des brigands qu’il avait mis à terre. L’enfant ne le voyait plus. Les épées tournoyaient. Enfin la mêlée s’ouvrit. Trois des bandits étaient au sol. Le prince de Saxe, à genoux et sans force, s’appuyait sur son épée comme un vieillard sur sa canne. Un des bandits — sûrement le chef, pensa le petit Marcus — s’approcha lentement. Le prince, sans peur, tourna la tête et lui cracha dessus.
Le bandit grogna. Il fit signe à l’un de ses hommes, qui arriva en traînant par les cheveux une femme au visage tordu de douleur. Elle tenait dans ses bras un nouveau-né qui ressemblait à une poupée de chiffon. Rouge.
« Mère », murmura l’enfant.
Le chef des bandits saisit la princesse par le bras pour la montrer au prince. Il déchira sa robe, dénuda ses seins, les palpa. Le prince voulut se relever mais tout son corps ruisselait de sang, et son visage couturé de cicatrices était blanc. Autour de lui, les bandits riaient. Le prince porta alors la main au poignard à sa ceinture, et d’un geste vif le lança à sa femme. La princesse attrapa le couteau et fixa son mari sans un mot. Leurs yeux se parlaient. Tout avait disparu, il n’y avait plus de vacarme autour d’eux. Elle n’hésita pas un instant et plongea la lame dans son cœur. Lentement, elle s’affaissa sans lâcher son bébé mort ni détacher son regard de celui de son mari, jusqu’à ce que la vie s’éteigne dans ses pupilles.