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Il regardait la trappe et le trou noir avec terreur.

Agnete l’attrapa fermement par le bras et l’entraîna vers le trou.

Il se mit à pleurer et résista de toutes ses forces, les pieds plantés dans le sol.

Agnete lâcha son bras et le saisit par l’oreille. Elle le tira jusqu’à la porte de la baraque. « Personne te retient, gamin, dit-elle d’une voix dure en ouvrant grand la porte. Je sais pas si tu échapperas aux bandits, ni ce que tu mangeras ni où tu dormiras. Mais t’es libre de partir. S’ils découvraient qu’on t’a sauvé la vie, ils nous trancheraient la gorge. Je veux pas que tu mettes nos vies en danger. Décide. Ou tu t’en vas ou tu restes, mais à mes conditions. »

L’enfant regarda dehors.

Ce jour-là, dirait-il plus tard, le bon Dieu semblait s’être retiré de chaque endroit du monde où son regard se posait.

La rue principale du village était un fleuve de glace boueuse brisée par les empreintes des bêtes et des hommes. Et dans ce gel livide, incolore, il vit un vieux se traîner jusqu’à un os de vache et s’y agripper, avec les quelques forces qui lui restaient. Un chien, grognant et bavant, le lui disputa. Vaincu par la furie de l’animal, le vieil homme éclata en sanglots comme un enfant.

Au loin, au nord de la Raühnvahl, la cime de la colline qui dominait la vallée était enveloppée de la fumée dense de l’incendie qui faisait toujours rage dans le château. Un souffle de vent glacé semblait porter jusqu’à ses narines l’odeur de la chair brûlée. Son cœur cogna dans sa gorge quand il comprit que cette nuit le vieil homme et le chien chercheraient leur nourriture dans les braises fumantes.

La tête basse, il s’écarta à pas lents de cette porte ouverte sur l’enfer. Il entendit qu’on la refermait. Au-dessus de la trappe, il regarda Agnete.

« Tu dois changer de nom, dit-elle. Comment tu veux t’appeler ? »

L’enfant haussa les épaules.

« Comment tu veux t’appeler ? », répéta Agnete.

L’enfant ne répondait pas.

« Mikael ! », s’exclama Eloisa.

Agnete fixa l’enfant. « Ça te va, Mikael ? »

Il haussa de nouveau les épaules.

« Bon, tu t’appelleras Mikael, dit-elle. Et si ça ne te plaît pas, il ne faudra pas venir protester, parce que c’est ma fille qui te l’a donné. Si ça ne te plaît pas, tu ne pourras t’en prendre qu’à toi-même, puisque tu n’as pas su décider. Dans la vie, il faut choisir, rappelle-toi. » Elle alluma une chandelle de suif qui donna une faible lumière, et la lui tendit. « Fais-la durer. Attention, le dernier barreau est cassé. Tu trouveras une couverture et une cuvette avec des braises. Entre là-dedans, maintenant. »

Il regarda avec effroi le trou noir où il devait se glisser. Puis commença à descendre l’échelle branlante.

Agnete referma la trappe.

« Madame, entendirent-elles alors.

— Il n’est pas muet », dit Eloisa en souriant.

Agnete ouvrit la trappe.

« Madame…, appela de nouveau l’enfant d’une petite voix.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Il n’y a pas de lit…

— Non.

— Mais moi… d’habitude je dors dans un lit… »

Il y eut un long silence. Puis Agnete dit : « Tu n’auras plus jamais de lit. Maintenant tu es l’un des nôtres. »

4

En entendant la trappe se refermer et le coffre glisser dessus, l’enfant frissonna. Il sentit son cœur se glacer. Il se tourna dans l’obscurité en protégeant la chandelle.

C’était un espace étroit, large d’à peine trois pas sur trois, si bas qu’un adulte n’aurait pu y tenir debout. Le plafond n’était que le plancher brut de la baraque, un réseau de traverses de sapin écorcé. Le sol était en terre battue. Dans un coin, une petite estrade en bois couverte de paille, grande comme la niche d’un chien, s’élevait à une paume du sol pour éviter le contact avec l’humidité. Une couverture de drap léger, râpeuse et usée, était jetée dessus. Des braises fumaient dans une cuvette.

L’enfant sentit les larmes couler le long de ses joues en respirant la puanteur de moisissure et d’excréments de rat.

Agnete lui avait dit d’éteindre la chandelle. S’il le faisait, pensa-t-il en frissonnant, il ne pourrait pas la rallumer. Mais il avait peur de désobéir à Agnete. Cette femme était dure, pas comme Eilika qui dormait chaque nuit au pied de son lit, prête à se réveiller s’il y avait un problème ou s’il fallait le consoler d’un mauvais rêve. Il regarda une fois encore la flamme de la chandelle, comme pour en imprimer la lumière dans ses yeux, puis l’éteignit en soufflant doucement dessus. Il se recroquevilla sur l’estrade, tira la couverture sur lui et approcha la cuvette de braises. Il étendit ses jambes mais les ramena bien vite pour les serrer contre sa poitrine.

Il resta ainsi, immobile, les sens en éveil, les yeux grands ouverts dans le noir. La fatigue le faisait somnoler par moments, mais d’un sommeil intermittent, bref et agité, peuplé d’images effrayantes qui le réveillaient aussitôt.

À l’aube, épuisé, il perçut avec soulagement des mouvements au-dessus de sa tête. Il écouta les sabots qu’on traînait sur le plancher, le bruit du coffre qu’on déplaçait au-dessus de la trappe, tandis qu’un rai de lumière mince et ténu se glissait dans sa cachette.

« Approche-toi, gamin », dit la voix d’Agnete.

Les membres endoloris par le froid et la tension, l’enfant s’approcha de l’échelle qui menait à la trappe.

Le visage sévère de la femme s’encadra dans l’ouverture. « Tu ne peux pas sortir, lui dit-elle en lui tendant une écuelle chaude et un morceau de pain. Mange. »

L’enfant se rendit compte qu’il était à jeun depuis l’attaque du château, la veille, quand il avait vomi la tarte aux pommes. Malgré la douleur causée par la mort de ses proches, malgré la peur, il avait faim et s’en sentait presque coupable, mais il tendit la main. L’écuelle était bouillante. Il la posa par terre et prit le bout de pain. Il était dur.

« Trempe-le dans le bouillon pour le ramollir, gamin », dit Agnete.

Il regarda vers le haut, s’attendant à recevoir d’autres aliments.

« Fais un trou pour tes besoins, après tu les recouvriras de terre », dit-elle encore en lui jetant une planche de bois épointée. « Bois le bouillon tant qu’il est chaud », ajouta-t-elle avant de refermer la trappe. « Eloisa, remets le coffre à sa place et partons », dit-elle à sa fille en ouvrant la porte de la baraque.

« Partez devant, mère, répondit celle-ci. Je vous rejoins tout de suite. »

Au bout de quelques instants, la trappe se rouvrit.

« Tiens », murmura la voix d’Eloisa.

L’enfant vit la main de la petite fille lui tendre quelque chose. Il hésitait à le prendre.

« De quoi t’as peur, gros bêta ? C’est un oignon, dit Eloisa. Mange-le avec le pain. C’est bon. »

L’enfant prit l’oignon.

La voix d’Agnete résonna à ce moment-là : « Qu’est-ce que tu fais ? »

La trappe se referma d’un coup.

« Rien, mère. Je lui disais au revoir.

— Où est ton oignon ?

— Je l’ai mangé.