— Menteuse.
— Je l’ai mangé, mère !
— Si je renifle ton haleine et que ça ne sent pas l’oignon frais, je te bourre de gifles. Alors ? Où il est ton oignon ? »
Il y eut un instant de silence et Eloisa avoua : « Je lui ai donné ».
L’enfant entendit un gémissement.
« Aïe, mère, vous me faites mal à l’oreille… »
La voix d’Eloisa s’était un peu éloignée. Sa mère avait dû l’entraîner jusqu’à la porte de la baraque.
« Je ne veux pas que tu lui donnes à manger, dit Agnete en essayant de parler à voix basse, malgré sa colère.
— Mais, mère…
— Tu dois m’obéir, un point c’est tout, l’interrompit Agnete d’un ton décidé.
— Mais j’ai peur qu’il meure… »
L’enfant en eut la gorge nouée.
« Peut-être qu’il mourra. Ou peut-être pas, dit Agnete à sa fille, d’une voix moins sévère. On verra. Mais il doit y arriver tout seul. Sinon il sera faible toute sa vie.
— Mais je…
— Tu lui seras plus utile si tu lui montres que toi, tu sais t’en sortir. Un oignon, ça dure le temps de le mâcher. Un exemple, ça dure toute la vie. Et lui, il a besoin d’apprendre comment on s’en sort, ici. »
L’enfant n’entendit plus rien qu’un bruit de bois raclé sur du bois. Eloisa traînait sans doute ses sabots sur le plancher. Il entendit : « Excusez-moi, mère.
— Remets le coffre sur la trappe et partons, dit Agnete. Il faut trouver le vieux Raphael. Cette nuit, j’ai eu une idée. »
L’enfant entendit Eloisa s’approcher de la trappe puis souffler en remettant le coffre en place. Ses pas s’éloignèrent à nouveau. Mais ils s’arrêtèrent, et elle revint en arrière.
« Tombe pas malade. Et tâche de pas mourir, gros bêta », chuchota Eloisa tout d’un trait à travers les planches, avant de sortir en tirant la porte derrière elle.
Il continua d’écouter. Quand il eut compris qu’il était seul, il se réfugia sur l’estrade avec l’écuelle, le morceau de pain et l’oignon cru. Il avala une gorgée de bouillon. Ça n’avait aucun goût. Rien à voir avec les bouillons de viande auxquels il était habitué. En y trempant le doigt, il trouva quelques légumes. Il tenta en vain de mordre dans le morceau de pain, qu’il finit par tremper dans le bouillon. C’était du pain de farine grossière, sans sel. Il mordit dans l’oignon et ses yeux se mirent à pleurer. Depuis toujours il voyait les serviteurs du château en manger. Tandis qu’il avait des tourtes à la viande et de la tarte aux pommes. L’oignon cru, c’était mauvais. Il but un peu de bouillon pour en chasser le goût. Puis il posa l’oignon sur la paille pour revenir au pain et au bouillon. Quand il eut fini, il entendit un léger bruit sur la paillasse. Dans la pénombre à peine éclairée par la lumière qui filtrait entre les planches, il aperçut la silhouette d’un rat, attiré par l’odeur de l’oignon. Effrayé, l’enfant fit un bond en arrière. Le rat recula lui aussi. Puis tous deux, prudemment, s’approchèrent à nouveau de l’oignon. L’enfant prit l’écuelle vide et s’apprêta à frapper l’animal. Le rat le regarda de ses petits yeux ronds, sans comprendre, plissant le nez pour humer l’air. L’enfant pensa que s’il le tuait, il y aurait encore du sang. Il jeta l’écuelle et s’empara de l’oignon. Le rat couina et s’enfuit.
En mordant dedans, l’enfant poussa un cri de dégoût, tandis que le rat reprenait son approche. L’enfant le regarda. Il détacha un bout d’oignon et le lui tendit. Avec circonspection, le rat s’en saisit et repartit aussitôt avec son butin. On l’entendait grignoter avec avidité dans le noir. Alors l’enfant planta de nouveau ses dents dans l’oignon, qui lui parut moins mauvais. Il l’avait presque terminé quand le rat revint, le museau frémissant. L’enfant sépara en deux ce qu’il restait. Il en mangea une moitié et tendit l’autre au rat. Le petit animal, toujours sur ses gardes, prit le bout d’oignon entre ses pattes pour le grignoter, ses yeux ronds posés sur l’enfant.
Quand ils eurent terminé, ils se regardèrent.
L’enfant se sentit soudain vaincu par la fatigue. Il se recroquevilla et remonta la couverture.
Le rat couina, effrayé, et repartit se cacher dans l’obscurité.
L’enfant ne le voyait plus mais il le savait là. Ses yeux se fermaient. Il se sentait terriblement seul.
« Je m’appelle… Mikael », dit-il, de plus en plus fatigué.
Il entendit le rat s’approcher prudemment. Dressé sur ses pattes postérieures, il reniflait ses cheveux ras. Alors l’enfant répéta doucement, dans un chuchotement : « Je m’appelle Mikael ».
Il se dit que c’était un beau nom. Et s’endormit.
5
« Arrêtons-nous ici », dit Agomar en levant sa main au petit doigt coupé. Son visage et ses vêtements étaient encore souillés du sang qu’il venait de verser.
Les hommes regardèrent autour d’eux. Ils se trouvaient dans une gorge enserrée entre deux parois rocheuses. Ils étaient vingt quand ils avaient attaqué le château. Ils n’étaient maintenant plus que douze, dont trois blessés graves. Deux d’entre eux risquaient de ne pas passer la nuit. Ils tremblaient, leurs yeux brillaient. Le prince de Saxe s’était révélé un combattant prodigieux.
« Montez le camp ici, dit Agomar. Je vais chercher notre paie. »
Les hommes transportèrent les blessés à l’abri d’un ressaut de roche et commencèrent à préparer le feu.
Agomar les regarda. Ils étaient sous ses ordres depuis plus de cinq ans et lui étaient toujours restés fidèles, tant au combat que dans les périodes maigres. Il éperonna son cheval et atteignit l’issue étroite de la gorge. Il n’avait fait que quelques pas au trot quand il entendit un grand bruit derrière lui. Il se retourna à temps pour voir un énorme rocher qui, après avoir rebondi sur la neige molle, s’arrêtait en bouchant l’issue de la gorge. Plus loin, il entendit la terre trembler. Du côté de l’entrée de la gorge. Son cheval hennit furieusement et se cabra. Agomar le retint. Le bruit des cailloux qui dégringolaient du flanc de la montagne venait à peine de cesser que résonnaient dans l’air les claquements de corde secs des arcs et des arbalètes. Le sifflement impitoyable des flèches et des traits.
Agomar entendit les gémissements de ses hommes.
Il reconnut la voix de certains d’entre eux. Celle, aiguë, de Jaka, la voix rauque de Niklas, la voix perçante du castrat Monaldo, le plus féroce. Et la voix cristalline d’Ole, qui avait seulement seize ans, la voix enrouée de Tebbe, le vétéran, jadis le maître d’Agomar, qui lui avait enseigné tout ce qu’il savait sur la guerre.
Ses hommes mouraient, l’un après l’autre, tombés dans un guet-apens auquel ils n’échapperaient pas, attaqués d’en haut par des guerriers que protégeaient des rochers acérés.
Agomar retenait toujours son cheval qui piaffait, excité par l’odeur du sang. Ses fidèles guerriers, pensa Agomar, compagnons de tant de batailles et d’incursions, allaient mourir, l’un après l’autre, du premier au dernier. Il ne pouvait plus faire marche arrière. Il était séparé de la mort des siens par bien autre chose qu’un rocher. Une dernière fois, il regarda l’issue obstruée de la gorge puis éperonna son cheval. Avec une douleur confuse, même s’il n’était pas de nature à en éprouver, ni dans son corps ni dans son âme. Avec une fureur aveugle qui lui coupait la respiration, il grimpa la montagne, serrant convulsivement ses rênes et son épée contre son flanc, en direction des positions ennemies. Seul.
Il arriva en haut, au galop, fouettant furieusement son cheval. Il repéra les soldats armés d’arcs et d’arbalètes, qui visaient ses hommes, en bas, désarmés. C’était un massacre. La gorge où ils avaient fait halte se transformait en tombeau. Agomar hurla toute sa rage.