Un homme au visage maigre et osseux, vêtu d’une pelisse d’ours brodée d’or, regardait dans sa direction. Agomar ralentit la course de son cheval. Puis piquant ses flancs des talons, l’éperonna avec un cri sauvage. À lui maintenant.
Près de l’homme en pelisse apparut un soldat, sa grande épée dégainée.
Quand il fut près d’eux, Agomar tira violemment sur les brides, faisant écumer son cheval. Il se tint immobile un instant. C’était sa bataille, à présent. Une bataille contre lui-même. Une bataille qu’il avait décidé de perdre. Il descendit de cheval.
L’homme le regardait, absolument immobile. Ses yeux étaient froids, inexpressifs, comme ceux d’un rapace.
Agomar arriva à un pas de lui, la main serrée sur son épée. Dans l’air résonnaient toujours les sifflements des flèches et les hurlements des hommes qui mouraient, plus bas, dans la gorge. Agomar se dit qu’il ne retrouverait jamais de compagnons aussi fidèles. Et il pensa que le tourment des êtres humains, c’était leurs rêves.
Il s’agenouilla devant l’homme.
Car le rêve d’Agomar supposait le sacrifice de ses fidèles compagnons dans cette gorge. Il avait indiqué lui-même à l’homme et à son armée l’endroit où sa troupe monterait le camp. C’était lui qui, avant le massacre au château, avait préparé le guet-apens. Vendu la vie de ses hommes. Il sentait maintenant la brûlure de cette trahison. Mais aussi, plus forte encore, l’excitation de voir approcher la récompense négociée.
« Excellent travail, Agomar, dit l’homme.
— Merci, Votre Seigneurie », répondit Agomar, la tête basse. Les muscles de ses épaules étaient tendus. Il ignorait si le soldat à ses côtés allait le tuer.
« Laisse-nous seuls, Leonz », dit l’homme.
Agomar entendit le soldat rengainer son épée et s’éloigner. « Lève-toi, Agomar. »
Agomar se remit debout.
« J’admire la cruauté de celui qui peut sacrifier ses hommes à ses propres intérêts », dit l’homme avec un sourire amusé.
Agomar se sentit humilié par ce regard. Il était un traître. Mais impossible de revenir en arrière. Et même s’il l’avait pu, Agomar ne l’aurait pas fait. Il avait un rêve. Il en avait fixé le prix : la vie de ses hommes. Maintenant, il voulait sa récompense. « Je serai votre capitaine, comme vous me l’avez promis ? demanda-t-il.
— Peut-être », répondit l’homme en souriant.
Agomar serra les mâchoires.
L’homme sourit à nouveau, plus amusé encore. « J’ai oublié d’informer Leonz que tu allais prendre sa place. Fais-le toi-même. »
Agomar regarda le soldat qui s’était éloigné, les laissant seuls. Le dernier obstacle entre lui et son rêve. Il dégaina son épée.
« Pas maintenant, l’arrêta l’homme. Je ne veux pas de témoins. »
Agomar remit l’arme dans son fourreau.
« Viens, apprécions le spectacle », dit l’homme en se dirigeant vers la roche coupée en deux qui surplombait la gorge choisie par Agomar pour être le tombeau de ses hommes.
Il le rejoignit, regarda en bas. Vit le sang de ses guerriers se mêler au sang presque séché de leurs victimes. Il sentait en même temps sur lui le regard de l’homme, qui examinait ses réactions. Alors, pour lui montrer qu’il n’avait pas de cœur, il cracha dans le vide, vers les siens, comme s’il décochait une flèche.
« Voici la version officielle : il s’agissait de rebelles qui ont exterminé les princes de Saxe, dit l’homme en montrant les soldats d’Agomar. Je ferai savoir à l’empereur Robert III que j’ai rendu justice de mes propres mains. » Il sourit, satisfait. « Et qu’il doit choisir un nouveau seigneur pour le royaume de Raühnvahl. »
Quand le capitaine Leonz annonça que tous les soldats étaient morts dans la gorge, l’homme renvoya sa petite armée. « Leonz, tu restes avec nous. Agomar a quelque chose à te dire. »
Le capitaine regarda Agomar. Il y avait du mépris dans ses yeux. « Qu’est-ce que t’as à me dire ? », demanda-t-il quand ils furent seuls.
Agomar avait toujours un couteau cousu dans sa manche. Un mouvement sec du bras suffisait pour faire glisser la lame vers l’avant. Il fit le geste qu’il avait répété tant de fois : saisissant le manche en os, il planta son couteau dans le cou de Leonz, sous le menton, en poussant vers le haut, vers le cerveau.
L’œil de Leonz éclata. Le capitaine ouvrit la bouche dans un cri rauque et le couteau qui le tuait brilla au fond de sa gorge.
Agomar retira le couteau et l’enfonça de nouveau, au même endroit, avec une violence féroce. On entendit le craquement sec de l’arcade sourcilière qui cédait de l’intérieur. Les yeux du capitaine s’obscurcirent.
« Très ingénieux, dit l’homme, qui avait assisté avec complaisance à la scène. Tu ne t’embarrasses pas de paroles », ajouta-t-il en riant. Il indiqua le corps inanimé de Leonz sur le sol. « Jette-le parmi les rebelles. Il ira lui aussi nourrir les corbeaux et les vautours… capitaine Agomar. »
Agomar poussa Leonz en contre-bas. Le corps tomba avec un bruit sourd. Et il y eut alors, à côté du corps, un léger mouvement.
Un des hommes assassinés leva la tête vers la montagne et reconnut son chef. « Sois damné, Agomar ! dit-il avec les dernières forces qui lui restaient. Tu mourras comme un chien… »
L’homme et Agomar restèrent à le regarder jusqu’au moment où le brigand mourut, en vomissant un flot épais et sombre.
« Tu ne crois pas aux malédictions, j’espère, dit l’homme en souriant tandis qu’ils montaient à cheval.
— Je me suis damné tout seul, aujourd’hui », répondit Agomar.
Ils avancèrent en silence, longeant le flanc de la montagne.
« Et je le referais, ajouta Agomar peu après.
— Bien. C’est ce que je voulais t’entendre dire, dit l’homme, satisfait. Allons finir notre travail.
— Où ça ? »
L’homme ne répondit pas.
Ils cheminèrent jusqu’au moment où ils furent en vue d’un village qui semblait peint en rouge et noir.
« Dravocnik », dit Agomar, qui connaissait bien l’endroit pour y être né, trente ans plus tôt.
Ils pénétrèrent dans la rue principale. Les maisons étaient recouvertes de la suie noire produite par l’extraction et la combustion de la tourbe, et d’une poussière rouge dense et grasse, venue de la mine d’hématite. Certaines nuits, aujourd’hui encore, Agomar était assailli de violents accès de toux, pour avoir trop respiré cette poussière avant de s’enfuir et de se faire bandit. Rouges et noires les maisons. Rouges et noirs les gens. Seules les dents, celles des hommes et des bêtes, semblaient très blanches, par contraste.
L’homme mena son cheval jusqu’à un couvent qui se dressait juste après la sortie de Dravocnik. Il contourna les épais murs extérieurs pour atteindre une entrée secondaire, qu’à l’évidence il connaissait bien. Descendu de cheval, il frappa à la petite porte. Trois fois. Pause. Trois fois.
Agomar se tenait derrière lui.
La porte s’ouvrit et un gros moine apparut. Dès qu’il reconnut son visiteur, il s’inclina presque jusqu’à terre. « Quel honneur, Votre Seigneurie ! », dit-il. Puis il s’écarta, fit entrer l’homme et Agomar, et les conduisit dans une grande pièce aux murs recouverts d’étagères de sapin cirées.
« Vous êtes satisfait de la potion que je vous ai fournie, Votre Seigneurie ? demanda le frère.
— Oui », répondit simplement l’homme.