Agomar regarda le moine. Cette potion qui avait mis hors de combat les gardes du château de Raühnvahl. Puis son regard se tourna vers l’homme, qu’il examina. Il pouvait sentir chez lui une excitation croissante, dont il ignorait la raison.
« Maintenant, j’ai besoin d’un poison. Puissant et rapide », dit l’homme.
L’autre hésita, puis baissa la tête et se dirigea vers une étagère. « Il vous en faut quelle quantité ?
— Pour une seule personne. »
Le frère choisit un petit flacon de verre épais et sombre. Il le déboucha et s’apprêta à verser un peu de son contenu dans un flacon plus petit encore.
« Non, mets la quantité nécessaire dans cette cruche, dit-il en indiquant une cruche en étain.
— Mais, Votre Seigneurie…, rétorqua le frère, c’est ma cruche, elle contient du cidre que j’étais en train de boire.
— Je sais, dit l’homme. Verses-y ton poison. »
Le frère prit la cruche.
Agomar vit les mains du moine trembler. Et l’homme frémir de plaisir.
Le frère versa la dose de poison dans la cruche.
« Bois maintenant, lui dit l’homme.
— Mais pourquoi, Votre Seigneurie… »
L’homme le fixait sans répondre.
Les yeux du frère s’emplirent de terreur et de larmes pendant qu’il hochait doucement la tête. Sa robe de bure commença à se mouiller sur le devant.
L’homme rit en voyant que le moine se pissait dessus. « Bois, répéta-t-il.
— Non… Votre Seigneurie…
— S’il est aussi rapide et puissant que tu le dis, ça ne prendra qu’un instant. Mais si tu ne bois pas, je te couperai les doigts un par un, puis je te pendrai la tête en bas, comme on fait avec les cochons, et je te saignerai si lentement que tu me supplieras de te donner le poison. Sauf que là, je ne te le donnerai pas. Ta chance, c’est de le boire maintenant. Tu n’en auras pas d’autre.
— Votre Seigneurie…
— Je vais compter jusqu’à cinq », dit l’homme. Sa voix était calme. Son expression impassible. Sur ses lèvres, un sourire froid comme la glace. Mais ses yeux ne riaient pas. « Un… deux… trois…
— Votre Seigneurie…
— Quatre…
— Au nom de Dieu… Votre Seigneurie…
— Cinq ! » L’homme se tourna vers Agomar. « Enlève-lui la cruche et attache-le à la table.
— Non… ». dit le frère.
Agomar fit un pas vers lui.
« Non ! »
Agomar fit un autre pas.
Alors le frère, sans cesser de pleurer, avala d’un trait le cidre empoisonné. Il regarda l’homme avec une expression étonnée. « Votre Seigneurie… », dit-il encore. Il laissa tomber la cruche. Puis porta la main à son estomac, pendant que son visage se contractait en une horrible grimace. Une écume blanchâtre sortit de ses lèvres contractées par des spasmes. Enfin, il s’écroula sur le sol, où il trembla et se contorsionna encore quelques instants.
« Tu es le seul à savoir, maintenant. Je vais devoir te faire confiance, à ce qu’il semble », dit-il avec un sourire.
Agomar acquiesça gravement. Et s’agenouilla. « Je jure loyauté à mon seigneur, le prince d’Ojsternig, dit-il.
— Tu me prêteras serment demain. Aujourd’hui le mot de loyauté sonne étrangement dans ta bouche. » Et le prince d’Ojsternig, l’homme qui avait donné l’ordre de rayer la maison de Saxe de la face de la terre, éclata de rire.
6
Les jours suivants, Mikael comprit ce que voulait dire sa vieille gouvernante Eilika, quand elle disait que le froid “mord la chair” des pauvres. Son corps était secoué de tremblements jour et nuit, ses dents claquaient parfois si fort qu’elles faisaient un bruit terrible dans le silence de sa cachette. Les doigts de ses mains et de ses pieds étaient engourdis, et il devait parfois faire un effort pour les bouger. La braise de la cuvette, le soir, s’éteignait trop vite. Ses muscles, toujours contractés, étaient douloureux. Ses yeux larmoyaient, ses oreilles étaient livides, son nez coulait sans arrêt. Il ramenait les jambes contre sa poitrine et restait assis sur la paille, enveloppé dans la couverture légère.
Il attendait avec anxiété le moment où Agnete et Eloisa se réveilleraient, à l’aube. Il les écoutait ranimer le feu, remuer la marmite et finalement ouvrir la trappe et lui passer à manger : l’écuelle de bouillon avec quelques rares légumes, et la tranche de pain dur. Avant de manger, il trempait ses doigts dans le bouillon chaud, savourait la chaleur qui montait dans ses phalanges gelées. Il cessait de trembler. C’était une sensation magnifique.
Ensuite, il mangeait. Son estomac était toujours vide et contracté. Il mangeait avidement, sans faire la grimace, sans penser à la fadeur du bouillon ni à la farine grossière. Il n’aurait rien d’autre jusqu’au soir.
Dès qu’il avait terminé, il attendait, retenant sa respiration, qu’Agnete ou Eloisa lui demandent la cuvette, qu’elles remplissaient à nouveau de braises. Il leur tendait la cuvette glacée. Elles la lui rendaient chaude.
Il s’asseyait, la cuvette entre ses jambes croisées, et formait une tente en mettant sa couverture sur sa tête. La tiédeur montant des braises gagnait ses cuisses, pénétrait sa poitrine, cuisait ses joues jusqu’à provoquer une douleur nouvelle, l’inverse de celle du froid. Peu à peu, la torpeur prenait le dessus. Ses yeux se fermaient, sa tension se relâchait. Le sommeil éloigné par la nuit glacée prenait artificiellement le dessus, violent comme un évanouissement. Mikael entendait à peine la porte grincer quand Agnete et Eloisa partaient.
Pendant un instant, avant de s’écrouler, il se savait seul. Plus seul que jamais. Et il espérait que son sommeil soit le plus long possible. Noir, vide.
Mais il se réveillait vite, la bouche ouverte dans un cri silencieux, les yeux écarquillés sur des scènes de mort et de sang. Il secouait furieusement la tête, comme les chiens pour se débarrasser de l’eau qui les mouille. Puis il pressait les poings sur ses paupières, et le noir se peuplait de lueurs scintillantes comme un ciel étoilé, empêchant sa nuit intérieure de s’emplir d’images de mort. Il retenait sa respiration jusqu’à s’en faire exploser les poumons, pour que ses narines ne se souviennent pas de l’odeur âcre du feu où brûlait la chair humaine. Quand il reprenait son souffle, il pleurait en silence. Ses larmes grésillaient dans la braise, qui s’éteignait peu à peu.
Alors il écoutait le silence, brisé seulement par les cloches de la petite église de Notre-Dame des Neiges qui sonnaient les heures brèves de l’hiver. Et il avait peur. Une peur sans fin, parce que le temps s’écoulait lentement, toujours égal à lui-même, obscur de jour comme de nuit, dans son étroite prison de trois pas sur trois.
Quand sonnaient les vêpres, la porte de la baraque s’ouvrait. Agnete et Eloisa rentraient. Elles cuisinaient une soupe de navets ou de racines amères, parfois avec de l’orge ou du seigle, parfois avec un bout de couenne de porc ou un os de genou, qu’elles ne lui donnaient jamais.
Mikael était incapable de leur parler.
Un soir, il avait entendu Eloisa demander : « Pourquoi il parle pas, mère ?
— Laisse-le tranquille.
— Pourquoi il parle pas ? avait insisté sa fille.
— Pour pas se casser, avait répondu Agnete de sa voix dure.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Laisse. Dors. »
Mikael venait de les entendre se coucher, épuisées. Agnete ronflait comme un homme. Une nouvelle nuit commençait, qui serait semblable à la précédente, interminable, silencieuse, froide et menaçante. Et maintenant, sans savoir ce que cela voulait dire, il avait peur de se casser.