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L’homme s’approcha. C’était un vrai colosse, avoisinant les deux mètres, vêtu d’une blouse blanche. Son cou énorme était surmonté d’une tête tout aussi large, coiffée d’une tignasse blanche. La faible lumière du couloir éclaira brièvement son visage. Il avait la peau rouge, les traits vagues d’un buste érodé. Une certaine mansuétude émanait de ce faciès. Diane remarqua ses cils longs et retroussés. Il répéta :

— Je peux quelque chose pour vous. (Il se tourna vers l’enfant.) Pour lui.

La voix était calme, en harmonie avec les traits, et possédait un léger accent. Quelques secondes encore et Diane maîtrisait sa surprise. Elle aperçut son badge, épinglé sur sa blouse.

— Vous… vous êtes du service ? interrogea-t-elle.

Il avança d’un pas. Malgré sa masse, ses mouvements ne provoquaient aucun bruit.

— Je m’appelle Rolf van Kaen. Je suis chef anesthésiste. Je viens de Berlin. Hôpital pédiatrique Die Charité. Nous développons un programme franco-allemand avec le docteur Daguerre.

Son français était fluide, poli comme un galet qu’il aurait tenu longtemps dans sa poche. Diane se releva et s’empara de l’unique siège. Elle s’y cala maladroitement. Aucune infirmière ne passait dans le couloir. Elle reprit :

— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ici ? Je veux dire : dans cette chambre ?

Le médecin parut réfléchir, peser le moindre de ses mots.

— On vous a informée ce soir de l’évolution de l’état de santé de votre enfant. J’ai lu moi-même ces résultats. (Il s’arrêta, puis :) Je pense qu’on vous a prévenue. Du point de vue de la médecine occidentale, il n’y a plus d’espoir.

— Du point de vue de la médecine occidentale ?

Diane regretta immédiatement sa question. Elle s’était jetée sur la réflexion de l’homme avec trop d’empressement. L’Allemand poursuivit :

— Nous pouvons tenter une autre technique.

— Quelle technique ?

— L’acupuncture.

Diane siffla entre ses lèvres :

— Tirez-vous. Je ne suis pas si crédule. Bon Dieu : tirez-vous avant que je vous vire moi-même.

L’anesthésiste restait immobile. Sa carrure de dolmen se découpait sur les reflets de verre. Il murmura :

— Ma position est difficile, madame. Je n’ai pas le temps de vous convaincre. Mais votre fils dispose de moins de temps encore…

Diane surprit dans l’intonation une inflexion naturelle, spontanée, qui la toucha. C’était la première fois qu’une voix évoquait sans gêne ni condescendance sa relation mère-fils avec Lucien. Le docteur enchaîna :

— Vous savez de quoi souffre votre enfant, n’est-ce pas ?

Elle baissa la tête et balbutia :

— Des afflux de sang qui…

— Viennent asphyxier son cerveau, oui. Mais savez-vous d’où proviennent ces afflux ?

— C’est le choc. Le choc de l’accident. L’hématome provoque ce phénomène et…

— Certes. Mais plus profondément ? Savez-vous ce qui motive ce courant de sang ? Quelle est la force qui propulse l’hémoglobine vers le cerveau ?

Elle conservait le silence. Le médecin se pencha.

— Si je vous disais que je peux agir sur ce mouvement même ? Que je peux apaiser cette impulsion ?

Diane s’efforça de s’exprimer avec calme, mais c’était pour mieux en finir :

— Ecoutez. Vous êtes sans doute animé de bonnes intentions, mais mon fils a été soigné ici par les meilleurs médecins. Je ne vois pas ce que…

— Eric Daguerre travaille sur les phénomènes mécaniques de la vie. Je peux agir, moi, sur l’autre versant, sur l’énergie qui active ces mécanismes. Je peux atténuer la force qui draine le sang de votre fils et qui le tue progressivement.

— Vous racontez n’importe quoi.

— Ecoutez-moi !

Diane sursauta. Le médecin avait presque crié. Elle lança un regard vers le couloir : personne. L’étage ne lui avait jamais semblé aussi désert, aussi silencieux. Elle commençait à éprouver une peur confuse. L’Allemand poursuivit, plus bas :

— Lorsque vous regardez une rivière, vous voyez l’eau, l’écume, les herbes qui s’agitent parmi les flots, mais vous ne voyez pas le principal : le courant, le mouvement, la vie du cours d’eau… Qui oserait prétendre que le corps humain ne fonctionne pas de la même façon ? Qui oserait dire que, sous la complexité de la circulation sanguine, des pulsations cardiaques, des sécrétions chimiques, il n’existe pas un seul courant qui anime tout cela : l’énergie vitale ?

Elle niait encore de la tête. L’homme n’était plus qu’à quelques centimètres. Leur dialogue prenait une résonance de confessionnal.

— Les rivières ont leur source, leurs réseaux souterrains, invisibles au regard. La vie humaine possède elle aussi ses origines secrètes, ses nappes phréatiques. Toute une géographie profonde qui échappe à la science moderne mais qui s’organise à l’intérieur de notre corps.

Diane demeurait immobile, le visage plongé dans l’ombre. Ce que l’homme ignorait, c’est qu’elle connaissait ce discours : combien de fois avait-elle entendu ses maîtres de wing-chun déblatérer sur le chi, l’énergie vitale, le yin et le yang et tous ces trucs ! Mais elle n’était pas cliente. Au contraire, son triomphe, sur les tatamis, démontrait à ses yeux la vacuité de ces thèses : on pouvait être une championne de boxe shaolin et se moquer totalement de ces valeurs. Pourtant la voix s’instillait dans sa conscience.

— L’acupuncture appartient à la médecine traditionnelle chinoise. Une médecine plusieurs fois millénaire, qui ne repose pas sur des croyances, mais sur des résultats. C’est sans doute la médecine la plus empirique de toutes, car personne n’a jamais pu expliquer le pourquoi de son efficacité. L’acupuncture agit directement sur les réseaux de notre source vitale — ce que nous appelons les méridiens. Madame, je vous conjure de me faire confiance : je peux enrayer le processus de contusion chez votre enfant. Je peux limiter le déchaînement de sang qui est en train de le tuer !

Diane regarda le corps de Lucien. Minuscule silhouette enserrée de bandages, de plâtre et de câbles, il paraissait maintenant écrasé, contrôlé par une machinerie hostile — inhumé, déjà, dans un sarcophage complexe et futuriste. Van Kaen chuchotait toujours :

— Le temps presse ! Si vous ne me faites pas confiance, faites confiance au corps humain. (Il se redressa et se tourna vers Lucien.) Donnez-lui tout ce qu’il est possible. Qui sait comment il réagira ?

Diane agrippa ses mèches — elles étaient trempées de sueur. Ses repères, ses certitudes éclataient sous son crâne, comme des coupes de cristal sous l’effet d’une onde insidieuse.

Un raclement sourd s’éleva dans la salle. Diane mit un dixième de seconde pour saisir qu’il s’agissait de sa propre voix.

— Bon sang, allez-y. Essayez votre truc. Faites-le revenir.

12

À la première sonnerie du téléphone, Diane comprit qu’elle était en train de rêver. Elle voyait le médecin allemand qui écartait les draps puis déroulait les pansements de Lucien. Il ôtait les fils, les électrodes, extirpait le bras de la coudière de plâtre. L’enfant était maintenant nu. Seuls son pansement à la tête et la perfusion le reliaient encore à la médecine occidentale.

A la seconde sonnerie, elle se réveilla.

Dans le silence qui suivit le trille électronique, elle fut prise d’un éclair de lucidité. Son rêve n’était pas un rêve. Ou, du moins, il se nourrissait d’un fait réel. Elle revoyait distinctement la silhouette de Rolf van Kaen, qui palpait, massait, lissait chacun des membres de Lucien. Son visage était incliné, attentif. Diane, à cet instant, avait éprouvé cette sensation : l’acupuncteur « lisait » le corps menu et pâle. Il le déchiffrait, comme s’il eût connu un code ignoré des autres médecines. Un dialogue silencieux s’instaurait entre ce géant aux cheveux blancs et le petit garçon inconscient, quasi mort, mais qui semblait encore pouvoir murmurer quelques secrets à un initié.