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Van Kaen avait sorti ses aiguilles et les avait disséminées sur l’épiderme de Lucien. A mesure qu’il les piquait dans le torse, les bras, les jambes de l’enfant, ces pointes paraissaient s’allumer, s’enduire de la lueur verte de l’écran de surveillance, qui surplombait la scène. A l’extrémité du lit, Diane était subjuguée. Ce corps si chétif, clair comme de la craie, hérissé d’aiguilles qui brillaient comme des lucioles dans l’obscurité de verre…

Troisième sonnerie.

Dans la pénombre, Diane aperçut les reproductions de tableaux qui décoraient sa chambre : des carrés pastel de Paul Klee, des symétries plus vives de Piet Mondrian. Elle baissa les yeux vers sa table de nuit. Le réveil marquait 03 :44. Sa certitude revint en force. Cinq heures auparavant, un mystérieux médecin avait pratiqué une séance d’acupuncture sur son fils. Avant de disparaître, il avait simplement dit : « C’est une première étape. Je reviendrai. Cet enfant doit vivre, vous comprenez ? »

Quatrième sonnerie.

Diane trouva le combiné et décrocha.

— Allô ?

— Madame Thiberge ?

Elle reconnut la voix d’une des infirmières, Mme Ferrer.

— Le professeur Daguerre m’a demandé de vous prévenir.

Le ton était d’une neutralité absolue, mais Diane percevait l’hésitation de l’infirmière. Elle gémit :

— C’est fini, c’est ça ?

Il y eut un bref silence, puis :

— Au contraire, madame. Nous avons un signe de rémission.

Diane sentit affluer en elle une indicible force d’amour.

— Un signe de réveil, poursuivit l’infirmière.

— Quand ?

— Il y a environ trois heures. C’est moi qui ai remarqué que ses doigts bougeaient. J’ai appelé les internes de garde afin qu’ils le constatent eux-mêmes. Ils sont catégoriques : Lucien montre des signes de retour à la conscience. Nous avons appelé le professeur Daguerre. Il m’a autorisée à vous prévenir.

Diane demanda :

— Vous l’avez dit au docteur van Kaen ?

— Qui ?

— Rolf van Kaen. Le médecin allemand qui travaille avec Daguerre.

— Je ne vois pas de qui vous parlez.

— C’est pas grave. J’arrive.

Dans la chambre de Lucien, l’atmosphère rappelait une veillée funèbre, mais comme inversée. Autour du corps on parlait à voix basse, mais les murmures étaient enjoués. Et si la pénombre régnait toujours, une vraie ferveur éclairait les visages. Il y avait cinq médecins et trois infirmières. Personne ne portait de masque et c’était à peine si, dans la fébrilité de l’instant, les internes avaient songé à endosser leur blouse.

Pourtant, Diane était déçue. Son enfant était toujours dans la même position, inerte, enfoncé au creux du lit. Dans son excitation, elle s’était presque attendue à le voir assis, les yeux ouverts. Mais les médecins la rassurèrent. Face aux signes déjà notés, ils s’enthousiasmaient, ne retenaient plus leurs propres espérances.

Elle regardait son fils et songeait au mystérieux colosse. Elle remarqua que les bandages étaient de nouveau en place, ainsi que la coudière, les électrodes et les capteurs. Nul n’aurait pu soupçonner que l’Allemand s’était livré à cette mise à nu, ce dialogue intérieur avec le petit corps. Elle revit les pointes vertes qui oscillaient au fil de la respiration de Lucien, les doigts puissants faisant tourner les aiguilles dans la chair.

— Il faut que je le voie, dit-elle.

— Qui ?

— L’anesthésiste de Berlin qui travaille avec vous.

Il y eut des regards interloqués, un silence gêné parmi les médecins. L’un d’eux s’approcha et lui murmura, sourire aux lèvres.

— C’est Daguerre qui aimerait vous voir.

— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, Diane. Pas de faux espoirs. Lucien peut tout à fait sortir du coma mais avoir subi des dommages cérébraux irréversibles…

Le bureau du chirurgien était uniformément blanc, comme irradié de lumière. Même les ombres semblaient plus claires, plus légères qu’ailleurs. Assise face au médecin, Diane rétorqua :

— C’est un miracle. Un miracle incroyable.

Daguerre ne cessait de jouer avec un crayon, en un mouvement qui paraissait canaliser toute sa nervosité. Il reprit :

— Diane, je suis très heureux pour votre enfant. Ce qui se passe est proprement… extraordinaire, c’est vrai. Mais, encore une fois, il ne faut pas se réjouir trop vite. Le retour à la conscience peut révéler aussi des traumatismes graves. Et ce retour n’est pas une certitude.

— Un miracle. Van Kaen a sauvé Lucien.

Daguerre soupira.

— Parlez-moi de cet homme. Qu’est-ce qu’il vous a dit exactement ?

— Qu’il venait de Berlin et qu’il travaillait avec vous.

— Jamais entendu parler de lui. (Il s’énervait.) Comment les infirmières ont-elles pu laisser pénétrer un tel énergumène dans le service de réanimation ?

— Il n’y avait pas d’infirmières.

Le chirurgien semblait de plus en plus tracassé. Le tapotement de la gomme résonnait avec régularité.

— Et qu’a-t-il fait au juste à Lucien ? Une séance classique d’acupuncture ?

— Je ne peux pas vous dire : c’était la première fois que j’assistais à ce genre de manipulation. Il lui a ôté ses bandages et a planté des aiguilles dans différentes parties de son corps.

Malgré lui, le chirurgien laissa échapper un ricanement. Diane braqua son regard.

— Vous avez tort de rire. Je vous le répète : cet homme a sauvé mon enfant.

Le sourire s’éclipsa. Le médecin attaqua sur un ton mi-calme, mi-grondeur — celui qu’on utilise pour raisonner un enfant :

— Diane, vous savez qui je suis. Je connais le cerveau humain, d’un point neurobiologique, comme une dizaine de spécialistes au monde.

— Je ne remets pas en cause votre expérience.

— Ecoutez-moi : le système cérébral est d’une incroyable complexité. Vous savez combien il abrite de cellules nerveuses ?

Il poursuivit, sans attendre de réponse :

— Cent milliards, reliées entre elles par des myriades de connexions. Si une telle machine s’est remise en route, croyez-moi, c’est qu’elle devait fonctionner de nouveau. C’est l’organisme de votre enfant qui a décidé pour lui, vous comprenez ?

— C’est facile de dire ça maintenant.

— Vous oubliez que j’ai opéré votre enfant.

— Excusez-moi.

Diane reprit, plus doucement :

— Docteur, je vous en prie : pardonnez-moi. Mais je suis convaincue que ce médecin a joué un rôle dans la rémission de Lucien.

Daguerre lâcha enfin son crayon pour joindre les mains. Il ajusta sa voix sur le ton de son interlocutrice :

— Ecoutez. Je ne suis pas un médecin obtus. J’ai même exercé au Viêt-nam.

Il eut un sourire comme tourné vers l’intérieur — vers son passé, ses rêves anciens.